2) « L’usage si ancien des repas publics »...

Un Orient proche

Entre universalité et exotisme, l’Orient a fasciné l’Europe des Lumières et ses voyageurs, lettrés ou savants ; les XVIIIème et XIXème siècles notamment abondent de récits de ce « voyage en Orient » qui avait caractère initiatique autant qu’imaginaire. Dans cet Orient proche que constitue la « Turquie d’Europe », ils pensaient de plus redécouvrir quelque racine ancienne de leur propre civilisation, à l’instar de la croyance que « les marges orientales de l’Europe présentaient une vision unique sur l’aube de l’humanité, le stade prémoderne de l’Europe, le musée historique du propre passé de l’Europe » (Todorova, 1997 : 126). L’intérêt des voyageurs, souvent en quête d’une orientalité mystérieuse ou des vestiges de grandes civilisations antiques, celle de la Grèce classique au premier chef, se porte avec une plus grande facilité sur les indices ou les signes de permanence, de rémanence : savoir ce que l’on identifie au présent comme marque du passé, coutume pure, état primitif.

Ce qui frappe leur imagination touche très souvent aux coutumes collectives, représentatives des relations entre communautés, parmi lesquelles figurent de nombreuses pratiques de commensalité. Le regard des voyageurs et autres savants semble s’orienter facilement vers des faits qui conjuguent plusieurs caractéristiques frappantes à nos yeux : la participation de toute une communauté lors de grands repas collectifs, le rapport d’hospitalité qui met les hôtes étrangers en position d’acteurs impliqués, le caractère rituel de ces manifestations qui passe notamment par le sacrifice, cette manière de manger et de prier en même temps. Par leur caractère festif autant que célébratif, qui donne à voir de multiples rapports d’échange, ces usages alimentaires, au sens large, constituent un prisme privilégié de mise en scène et d’observation de la différence culturelle.

Parmi les témoignages les plus suggestifs, celui de Cousinéry 129 , qui évoque des usages communs aux Grecs et aux Bulgares : « à Pella, les Bulgares pratiquent, comme les Grecs, l’usage si ancien des repas publics, dans les grandes fêtes d’été. (...) Vers les quatre heures après-midi, chaque chef de famille arrive sur le lieu destiné aux assemblées publiques, portant avec lui les mets qu’il a fait préparer ; il se place à la suite des groupes déjà assis, et invite les étrangers à partager son repas. Il les fait asseoir vis-à-vis de lui ou à sa droite. Les femmes ne sont pas admises dans ces réunions » (Cousinéry, 1831 : 92-93). La commensalité est l’une des dimensions qui revient avec le plus de régularité dans les descriptions des « mœurs » et « coutumes » locales.

De Launay décrit un repas collectif dans le village de Mandamono, sur l’île de Lesbos, d’une telle manière que l’on pourrait le situer de nos jours dans tel village des Rhodopes : « Là, on prépare une fête, qui aura lieu dans deux jours (...). Sous un grand arbre, en pleine foule, un boucher, qui abat des agneaux pour la fête. Tout se fait publiquement en Orient ; il a renversé, sur un baquet, la tête en bas, le mouton, qui se démène, et lui a ouvert la gorge. Maintenant, pour le dépecer, il fend la peau des jambes et, à pleins poumons, en appliquant sa bouche, il y insuffle de l’air entre la peau et la chair ; les pattes dépouillées, tout le reste s’enlève comme un gant (...). Les quartiers de viande rose sont accrochés dans le feuillage et le boucher turc passe à un second mouton noir, qui bêle désespérément » (1897 : 73-75).

Cet entretien de Cousinéry avec un caloyer (moine) du monastère Saint-Jean Prodromos de la région de Serrès, évoque également les ambiances festives des grands kourbani, bien que le mot lui-même n’apparaisse nulle part : « il nous dit que la fête de la saint-Jean attire annuellement, non seulement de la ville, mais encore des villages voisins, une très grande réunion de chrétiens, et que le monastère est dans l’habitude de leur fournir du vin et des alimens [sic]. Nous vîmes en même temps les grands chaudrons employés ce jour-là à préparer les mets qu’on distribue aux personnes qui se réunissent pour manger ensemble, à l’ombre des bois. Ce même caloyer m’avoua que ce concours annuel était très-lucratif pour le couvent, par la quantité des donations que chaque fidèle y laissait, quoiqu’il n’existe là-dessus aucune obligation formelle » (Cousinéry, 1831 : 214).

La description de la saint-Dimitri à Volisso, village du nord de Scio, atteste de la fréquentation festive des lieux de culte lors des grandes célébrations qui incluent des sacrifices : « on allait célébrer la fête du saint, dans une église dépendante d’un monastère peu éloigné. Un grand nombre d’habitans [sic] du voisinage y étaient rassemblés ; la curiosité m’y conduisit. Le matin, dès que la messe fut terminée, on amena un bœuf qui y fut immolé en présence d’un grand nombre d’assistans [sic]. Pendant qu’on en dépeçait les membres, on préparait le feu et les chaudrons où les viandes devaient être aprêtées [sic], soit pour la soupe, soit pour les ragoûts, qui furent assaisonnés avec beaucoup d’oignons et d’épiceries. Quand tout fut prêt, les chefs des familles campées aux environs vinrent, ainsi que d’autres assistans, prendre la portion qui leur était destinée, suivant le nombre des personnes réunies à chaque table » (Ibid.).

Au détour de cette relation, d’autres détails affleurent qui dessinent la société locale telle que perçue au travers de ces festivités, mais aussi la position spéciale du visiteur, objet de sollicitude : « la quantité de vin variait en raison de la faveur dont jouissaient auprès des frères distributeurs, soit par le rang, soit par des liaisons d’amitié ou de parenté, les personnes à qui se faisait la distribution ; les plus accréditées recevaient, au lieu de verres, un cratère d’argent. Chacun ayant pris place à son gré sous les arbres des environs, la joie commença bientôt à s’établir. Elle se manifesta par des chants et par des décharges réitérées des armes. La danse ne tarda pas à se mêler de l’allégresse ; mais on n’y voyait figurer que des hommes : les fêtes de ce genre sont censées religieuses, et, d’après ce principe, les femmes ne peuvent que les regarder. Le primat chez qui j’étais descendu me fit l’honneur de m’admettre à sa table, où se trouvaient quelques personnes invitées. Sa femme et ses enfants étaient demeurés au logis, pour y recevoir les étrangers qui avaient, comme dans les temps antiques, droit d’hospitalité chez eux » (Cousinéry, 1831 : 214-216).

Notes
129.

Consul de France à Salonique à la charnière entre le XVIIIème et le XIXème siècle.