Statuts sociaux et culturels à la « table balkanique »

La convergence entre l’hospitalité du foyer et la commensalité collective occupe une place centrale dans l’ordre social ainsi décrit : bien que l’on ne puisse s’appuyer sur un récit datant de deux siècles comme s’il s’agissait d’une source ethnographique, ce texte suggère un certain nombre des traits saillants du rituel en question. Lors des kourbani, des relations de complémentarité s’établissent entre espace public et espace privé ; autour des pratiques de commensalité et d’offrande alimentaire, la fête patronale est ponctuée par différents niveaux de ritualité, entre communion religieuse et hospitalité familiale.

Le rapport à la nourriture sanctifiée, l’usage sanctifié des aliments, ou encore les conduites alimentaires dans un contexte religieux, traversent l’ensemble des sociétés balkaniques, proches par ailleurs du système symbolique méditerranéen dans lequel « il s’agit de “donner à manger”, notion fondamentale de la conception sociale et religieuse du sacrifice, et même, but ultime de celui-ci, car il n’est pas rendu obligatoire par le dogme, et parce que la religion est conçue comme une communion » (Kanafani-Zahar, 1999b : 202).

Des termes tels que tchorbadjija (propriétaire, patron) ou kourbandjija (terme qui désigne les pratiquants du kourban, comme on l’a vu) suggèrent que celui qui nourrit, matériellement et spirituellement, et celui qui égorge ou sacrifie, jouissent d’un statut social particulier : le service de la nourriture confère une fonction rituelle et la charité, comme marque du dispensateur des bienfaits du monde, fait partie des gestes fondamentaux de la socialité 130 . Les statuts différenciés de ceux qui nourrissent et de ceux qui se nourrissent renvoient à l’image du seigneur ou du patron dispensateur auprès des siens des bienfaits terrestres et célestes à la fois.

Tout un ordre social et symbolique se dessine au travers des pratiques alimentaires rituelles, impliquant à la fois les rapports de propriété, les rapports entre sexes, entre statuts sociaux, la notabilité liée à la possession ou du moins à la maîtrise des biens matériels et spirituels et de leur circulation. Ces dernières seraient la mise en scène, et en œuvre, de structures sociales opérantes à la fois dans le cadre de communautés spécifiques bien localisées, villageoises et/ou confessionnelles, mais aussi sous forme du modèle symbolique qui leur confère un sens religieux, moral, spirituel, par exemple dans la figure hospitalière d’Abraham.

Le même Cousinéry qui décrivait la socialité et l’hospitalité des grands repas publics villageois, consacre dans le second tome de ses récits de voyage quelques pages à un autre genre de coutume festive alimentaire, celle des guvendéjis 131 , montagnards-guerriers établis en une sorte de compagnie. Le narrateur évoque leurs pratiques de brigandage en vue de se livrer à des fêtes « bacchiques », « orgiaques » : « ils exigent des provisions, et surtout du vin, qu’ils vont souvent consommer dans l’intérieur des forêts. Les bergers sont aussi mis à contribution pour des moutons et des agneaux » (tome 2, 78). En outre, ils enlèvent des femmes, « des bohémiennes » aux mêmes fins d’orgies et de danse : « tandis que ces danses s’exécutent, on ne cessait de fumer et de boire de la liqueur. A quelques pas de là, un agneau, embroché à une branche d’arbre, tournait sur deux piquets de bois, pour être servi tout entier avec quelques plats champêtres » (p.81).

Cette description d’un « repas sauvage » rejoint l’imagerie balkanique de ces bandes masculines, mi-bandits, mi-révolutionnaires, vivant dans les montagnes et razziant régulièrement les pauvres paysans autant que les riches dignitaires turcs. Haïduti bulgares ou klephtes grecs sont des figures largement folklorisées (Damianakos, 2003), notamment quant à leur spécificité alimentaire. Pour preuve la « virilité » des mets et des modes de consommation : agneau à la broche, alcool fort, tabac... mais aussi femmes dont ces hors-la-loi sont finalement décrits comme des prédateurs.

Serait-on en présence d’un homo balkanicus qui fournirait, à des yeux occidentaux, une sorte de pendant européen du sauvage américain ou africain ? En tout cas, ces « primitifs dans la modernité », pour paraphraser le titre d’un ouvrage consacré au brigandage et à la révolte en Europe (Hobsbawm, 1966), seront, à l’heure des mouvements de libération balkaniques, emblématisés dans de multiples chansons ou récits épiques, comme les résistants à l’ordre imposé, les gardiens de la pureté naturelle et de la vitalité de l’ethnos (Koliopoulos, 1987; Hobsbawm, 1966).

Ces agapes champêtres et viriles évoquent aux yeux des observateurs une primitivité et une antiquité. Buchon 132 croit ainsi « assister à un repas homérique. Des moutons composaient le fond de ce dîner de campagne. Pendant que quelques pallikares, habitués à des festins de montagne, faisaient tomber des arbres propres à alimenter un grand feu (...), leurs compagnons saisissaient les moutons amenés vivants, les égorgaient près des eaux du torrent, les attachaient à un arbe, les dépouillaient en un instant de la peau (...), nettoyaient leurs entrailles (...). Ainsi préparés, les moutons étaient embrochés dans un long pieu que tournait un pallikare devant un énorme feu qui flamboyait en plein air (...). Les entrailles, enveloppées autour d’une baguette de fusil et bien nettoyées et épicées, sont braisées plus promptement et forment un mets véritablement excellent appelé koukouretze. Il faut environ une heure pour cuire le mouton entier, et plusieurs moutons rôtissaient à la fois (...). Un Européen s’imaginerait que, cuit sitôt après être tué, un mouton doit faire un fort mauvais mets et que la chair doit être fort dure ; il n’en est rien, et ce mouton, préparé ainsi à la manière homérique, est tendre et succulent » (Buchon, 1843, cité in Berchet, 1985 : 196) 133 .

Le voyageur prend soin de noter que ce repas entre hommes est une occasion de réunion sans considération de nationalité ou de confession : « autour de cette table rustique étaient assis des hommes de toute nation, Grecs, Turcs et Francs ; c’était un mélange curieux de toutes les langues et de toutes les races, et les notables du village voisin étaient venus se joindre en amis à notre fête » (ibid). Sur fond d’antiquité, la commensalité dessinerait un espace d’interconnaissance dans lequel les communautés convergent sans s’annuler (car chacun chante ses chansons et exécute ses danses). Une typification des différentes « humanités » rencontrées par ces voyageurs s’élabore, notamment par le biais de leurs coutumes, rituels, pratiques, qui concourent à la fixation de caractères culturels tour à tour singuliers ou renvoyant, selon l’angle choisi, à des traits plus universels, partagés dans le temps et l’espace.

Notes
130.

La « cuisine rituelle » occupe une place essentielle dans beaucoup de cultures, par exemple en Inde : « la nourriture pakka est cuite par un brahmane, de façon à permettre au plus grand nombre de consommer » (Dumont, cité par Malamoud, 1989 : 37).

131.

Nous n’avons pas trouvé de sources concernant la signification du terme guvendéji : aurait-il un lien avec giovendija ou gevendija, signifiant « femme de mœurs légères, prostituée », désignant des hommes fréquentant des prostituées ou des proxénètes ?

132.

Jean-Alexandre Buchon (1791-1846).

133.

Buchon décrit une table « tout aussi champêtre que le repas. On abat un énorme amas de feuillage (...). On en fait une sorte de lit de deux ou trois pieds de hauteur, et ce lit de feuillage, c’est la table. (...) Des oignons verts, des œufs durs et du pain sont placés devant chacun des assistants ; puis un pallikare saisit le mouton, et de son yatagan sépare les membres et le jette sur la table de feuillage ».