La culture du mangeur

Chacun des épisodes festifs décrits jusqu’à présent met en lumière un certain type de liens sociaux et de représentations culturelles ; la comparaison entre ces différentes formes de commensalité met en évidence une multitude d’« étiquettes alimentaires de l’altérité » (Vâltchinova, 1998a). Non seulement « les aliments sont aussi des signes, qui déploient leur fonction communicative surtout pendant les fêtes » (d’Onofrio, 1998 : 203), mais les comportements alimentaires peuvent être conçus comme discours sur soi et sur l’autre, mode de relation autant que de distinction. Parce qu’ils supposent de multiples opérations symboliques et sociales (tuer des animaux, transformer des matières premières végétales ou animales, mais aussi inviter, donner) qui sont autant de questions (que, comment, avec qui mange-t-on ?), les actes de cuisiner et de manger mobilisent des « représentations (…) liées tant au pouvoir qu’aux considérations religieuses ou morales, qui participent de la définition des limites de l’altérité » (Sauner-Leroy, 2001 : 502).

Les manières de table, autant que les aliments, indiquent la culture du mangeur ; elles sanctionnent l’appartenance à un groupe déterminé, en opposition ou en distinction par rapport à d’autres groupes (humains ou non au demeurant) 134 . Dans des descriptions telles que celles de Cousinéry s’opèrent ce genre de distinctions : le repas public suppose un ordre social villageois « civilisé », où les rapports privé/public, hommes/femmes, invité/habitant, dignitaire/quidam, etc. attestent de la conformité des conduites collectives avec une norme morale généralement sanctionnée par le caractère religieux de la fête. Inversement, les orgies des guvendéjis semblent relever de la « sauvagerie », d’une amoralité paillarde, que traduit tout autant leur lieu d’habitation – la forêt – que leur mode d’approvisionnement – le vol et la déprédation – et leurs goûts alimentaires – animal cuit entier à la broche, nourritures « fortes », etc.

Au travers de la commensalité, ce sont des figures de l’homme en société qui s’opposent. Si l’homme respectable apparaît toujours en fin de compte comme un « possédant » et un nourricier, ses conduites de possédant le situant dans la culture, il existe un contre-modèle : celui de sociétés masculines marquées par un imaginaire de la marginalité sociale et de la contestation libertaire de l’ordre établi : les brigands, leur vie clandestine, l’économie parallèle, etc. Une opposition qui prend fond sur des vertus différentes : socialité, hospitalité, notabilité d’un côté ; communauté, égalitarisme, liberté de l’autre.

Le propriétaire, au sens terrien, est lui-même possédé en dernier ressort, payant ses biens de l’obligation de munificence sociale et spirituelle 135 . Inversement, l’absence de possession est présentée comme un état de nature : le « montagnard-guerrier » possède à la fois tout et rien. Son mode de vie est fait de ponctions dans un environnement conçu comme « zone de chasse » : au dénuement objectif de sa vie quotidienne s’oppose l’abondance soudaine, immédiate (et immédiatement consommée et consumée) des « orgies ». L’homme « sauvage » est en même temps insoumis et jugé libre de rapports sociaux et religieux aliénants, il n’est pas plus possédé qu’il ne possède.

Cette double conception de la masculinité semble traverser nombre de sociétés rurales balkaniques et méditerranéennes, dans lesquelles l’opposition entre la vie rurale sédentaire et le pastoralisme a longtemps constitué une réalité sociale mais aussi un imaginaire culturel (Campbell, 1964). La « poétique de la virilité » (Herzfeld, 1985) n’est pas homogène et se décline différemment selon le contexte : la masculinité des usages et des enjeux commensaux est déclinée différemment selon le type de « société » dans lequel on se trouve. Si dans les deux cas, c’est le rôle central de la masculinité qui est pointé, celle-ci ne présente pas les mêmes caractéristiques selon le degré d’intégration sociale ou de marginalité (transposé en degré de « civilisation » ou de « sauvagerie ») des groupes concernés.

Notes
134.

Ainsi du passage du livre des Juges où « “l’Eternel dit à Gédéon : tous ceux qui laperont l’eau avec la langue comme lapent les chiens, tu les sépareras de tous ceux qui se mettent à genoux pour boire”. Cela signifie que l’animal n’a pas de manières de table, que ce qui est humain, c’est d’avoir justement des civilités » (Gourarier, 1986 : 93).

135.

On pourrait parler d’un modèle « patriarcal » : en bon « patriarche », son statut le soumet à Dieu et aux règles de la religion transposées en règles de société.