Tchorbadjija et haïduti

Le terme tchorbadjija 136 est passé dans le langage courant comme le « patron », incluant les notions de possession, de propriété et d’autorité : littéralement celui qui, régnant sur un domaine comprenant à la fois des hommes, des terres, des bêtes et en assurant l’économie générale, assure la tchorba (soupe) à ses employés, produit et donne la nourriture, le gîte et le couvert. Entre autres significations du terme, « le çorbaci désigne le chef de village qui a la charge d’assurer le gîte et le couvert » (Voillery, 1983 : 246). Le tchorbadjijaest un notable qui interfère dans les affaires politiques de la communauté, voire la dirige, et dont la munificence est censée être un trait caractéristique : il fait preuve, par son influence comme par ses dons, de son pouvoir, de son importance sociale.

Cette figure du « maître » (tchorbadjija : « maître, notable, patron, richard », Yaranov, 1991 : 750), fondée sur le prestige et la réussite sociale dans tous les sens du terme, est à certains égards celle de l’homme de bien(s), tant matériellement que moralement 137  : elle a pour pendant spirituel une autre figure classique de l’homme d’honneur dans le bassin méditerranéen, celle du parrain (le koumbaros grec) évoquée par Campbell (1964) 138 .

Cette pluralité des fonctions du tchorbadjija est traduite par les différentes significations que le terme revêt : à la fois maître de maison, notable riche, « ancien » ou maire du village, médiateur et arbitre au sein de la communauté. Bobcev insiste avec emphase sur la fonction socialisatrice de ces personnalités locales : fondation d’écoles, de tchitalichta 139 , aide aux monuments religieux, collaborant étroitement avec les esnafi (corporations) et les obchtini (« communes », conseils municipaux), participant à la levée des impôts, etc. Les tchorbadjii deviennent ainsi, au cours du XIXème siècle, « une institution officielle ayant un caractère social-administratif », à la fois sous la pression des Ottomans désireux de s’assurer de nouveaux relais locaux 140 , puis dans le cadre du processus de renaissance nationale, auquel ils participent à plusieurs titres 141 .

Intimement lié au prestige social d’une position économique dominante, le statut de tchorbadjija témoigne en outre de la longue transition de l’Empire ottoman aux Etats-nations, alors qu’émerge une « bourgeoisie rurale » à la fois ancrée localement, rompue au commerce et porteuse d’aspirations nationales : « les intérêts privés et les rôles publics ont contribué à la puissance croissante, l’autorité, et l’identité de groupe de cette élite locale chrétienne naissante » (Karakasidou, 1997 : 52) 142 . Les tsorbadjidhes se distinguaient par leur munificence, des pratiques d’évergétisme et de clientélisme : « au travers de ces rôles dans les rituels, l’élite locale d’Assiros cultivait une image de bienfaiteurs personnels et familiaux. Dans le même temps, dans leur capacité en tant qu’administrateurs locaux du pouvoir communal, les tsorbadjidhes parrainaient également les vacances publiques et les commémorations cérémonielles. Certains d’entre elles avaient un caractère local, comme les kourbani, valorisant la notion de communauté locale » (Karakasidou, 1997 : 195) 143 .

Par la suite, dans l’historiographie bulgare, le tchorbadjija formera l’archétype du propriétaire terrien exploiteur des masses paysannes, et sera à ce titre nettement négativisé à l’époque communiste, qui y reconnaît un emblème bourgeois doublé d’une conception quasi-féodale de la société. Une conception qui n’est pas sans lien avec l’idée d’un « despotisme oriental » résiduel hérité de l’époque ottomane : « après le 9 septembre 1944, l’approche de classe et du Parti introduisit un nouvel élément – l’image du chorbadjiya (grand propriétaire) bulgare, un exploiteur impitoyable, comme un pair du Turc » (Moutaftchieva, 1996 : 29) 144 . La collusion supposée du bourgeois avec l’autorité est également compromission avec le Turc, aboutissant à une double souillure culturelle et sociale. La sélection de la tradition passe par l’attribution d’une identité sociale : le tchorbadjija est un ennemi de classe.

A l’inverse des tchorbadjii, les haïduti, en devenant des symboles de l’héroïsme viril de la nation, sont crédités d’un esprit de résistance à l’ordre établi, qu’il soit impérial ou « bourgeois », tout comme le Klephte grec, « le rebelle armé de la montagne, que le peuple admire et redoute » (Spandonidis, 1954 : 3). À l’instar de leurs homologues grecs les klephtes, les haïduti sont perçus dans l’imaginaire social comme des « brigands avec cause » (Koliopoulos, 1987), dont les aspects brutaux et excessifs de leur mode de vie sont compensés par un tempérament libertaire : c’est mus par ces instincts libertaires, proto-révolutionnaires, qu’ils servent un destin national supérieur. Selon une lecture révolutionnaire, klephtes et haïduti témoignent d’une oppression de classe qui ne leur laisse d’autre choix que l’insoumission, la clandestinité et la rapine, à l’instar d’autres « primitifs de la révolte » (Hobsbawm, 1966). La construction culturelle et l’usage politique de ces identités « rebelles » en Grèce (Damianakos, 2003) et en Bulgarie (pour une lecture critique sur les haïduti, Voillery, 1983 : 245) a des traductions ethnologiques, lorsque le mode de vie de ces « bandits d’honneur » était décrit au travers de leurs mœurs, chansons ou « traditions ».

Les distinctions de statut social en termes de rapport à la propriété et au pouvoir ont pu être mises à contribution d’une catégorisation sociale et culturelle implicite ou explicite. Les différences de pratiques commensales, d’usages alimentaires ou de mode de mise à mort des animaux en sont des illustrations. Les ritualités alimentaires et commensales sont vues au travers de structures sociales érigées en archétypes (la naissance d’une bourgeoisie rurale, le peuple paysan, les marginaux...) et traitées différemment selon les idéologies. La hiérarchie des légitimités culturelles, telles qu’exprimées dans les descriptions de comportements alimentaires, est réversible en fonction de buts idéologiques : intégration sociale et respectabilité d’un côté, insoumission et instinct libertaire de l’autre, en viennent à désigner deux conceptions adverses de la société.

Ainsi, nous intéressant à la manière dont les pratiques alimentaires ont pu servir à décrire et qualifier une « humanité balkanique », nous suggérons que les termes haïduk et tchorbadjija désignent des types sociaux distincts voire opposés. En comparaison de ces deux figures polarisées, celle de kourbandjija est beaucoup plus discrète car elle ne fait pas l’objet d’une élaboration idéologique et n’a en somme pas été élevée à la dignité d’un type social et culturel. Le particularisme alimentaire des « kourbanistes » 145 (non pas au sens de ce qu’ils mangent, mais de la spécificité alimentaire de leur activité) n’est ni sauvage et asocial à la manière des haïduti, ni « bourgeois » ou élitiste comme celui que l’on attribue aux tchorbadjii. En revanche, si les figures du « monde local » que constituaient haïduk et tchorbadjija n’ont plus d’existence en dehors d’un imaginaire social du passé de la nation, il existe encore bel et bien des kourbandjii !

Notes
136.

Egalement orthographié chorbadjiya, çorbaci ou tsorbadji.

137.

Ainsi de la bienfaisance des çorbacis de Samokov Srébarnika et Mano : « on raconte que ces deux çorbacis, à la veille des plus grandes fêtes chrétiennes de l’année, allaient au marché acheter un grand nombre de chaussures, de fez, de bas, même d’habits dont ils remplissaient quelques sacs ou grands paniers et ils chargeaient leurs domestiques de les distribuer aux pauvres ou y allaient personnellement » (Bobcev, 1938 : 436).

138.

En dehors de la dimension spirituelle de la fonction de koumbaros, Campbell insiste sur l’importance sociale des liens tissés dans le cadre du parrainage, instance de reconnaissance mutuelle servant à des relations d’ordre politique, économique, juridique. Dans le cas des Sarakatsani, le parrainage servait à étendre les relations de la famille à d’autres sphères de la société, notamment en dehors de la communauté : « un homme qui a baptisé beaucoup d’enfants dispose donc de beaucoup de relations qui seront disposées à le soutenir dans les affaires commerciales et autres. (...) Les activités de ces personnes sont variées : marchands de fromage, d’animaux, présidents de village, membres du conseil municipal, boutiquiers, villageois influents, propriétaires de camions, vétérinaires, hommes de loi, membres du parlement, instituteurs, tailleurs... Leur point commun : ils peuvent aider ou gêner les familles qui souhaitent établir un lien de parenté spirituelle avec eux » (Campbell, 1964 : 223). Non seulement le parrain « gagne en prestige », mais ce « contrat » de parenté spirituelle sanctionne un contrat social et moral : « un système de valeurs commun régule leur comportement mutuel, dans lequel l’amitié et la confiance remplacent l’hostilité et la suspicion » (p.224).

139.

Les tchitalichta sont une institution culturelle clé de la Bulgarie dès l’époque du Vâzrajdaneto, que le régime communiste a particulièrement soutenu en raison de leur caractère d’organes de diffusion d’une culture populaire unifiée et emblèmes de la constitution d’une conscience culturelle bulgare. De même pour l’instituteur et le système éducatif, symboles de cette conscience et relais de l’Etat naissant (Crampton, 1993 ; Lory, 1985).

140.

Leur qualité d’intercesseurs ainsi que leurs diverses fonctions et les modalités de leur élection ont fait l’objet de lois telles que celle de 1857 sur le çorbacilik.

141.

Par exemple lors de la conspiration (zavera) de 1821 marquant l’assistance aux insurgés grecs et celle de 1835 (velcovata zavera) à Elena.

142.

« Private interests and public roles contributed to the growing power, authority, and group identity of this nascent local Christian elite ».

143.

« Through such roles in life-course rituals, the Assiros local elite cultivated an image as personal and familial benefactors. At the same time, in their capacity as local administrators of township government, the tsorbadjidhes also sponsored public holidays and ceremonial commemorations. Some of these where local in character, such as the kourbani, promoting the notion of a local community ».

144.

« After september 9, 1944 the class and Party approach introduced a new element – the image of the bulgarian chorbadjiya (big landlord), a ruthless exploiter, as a peer to the Turk ». Il y a compétition, en arrière-plan, pour le sens de la Renaissance nationale : lutte bourgeoise, donc pré-prolétaire, dont la révolution socialiste se veut l’achèvement, tout comme la vulgate marxiste situe la dictature du prolétariat et l’instauration du communisme comme étapes suprêmes couronnant un premier processus historique d’affranchissement économique : la bourgeoisie et le capitalisme.

145.

Le terme est ainsi rendu en français par Assia Popova (1995).