3) Du religieux à la tradition

De la quête de la pureté au constat de la tradition

Hasluck, dans son imposant « Christianity and Islam under the Sultans » (1929), donne des informations spécifiques quant au kourban dans les Balkans : « dans la pratique turque moderne, qui est bien sûr basée plus largement sur l’usage musulman, [le kurban] est considéré principalement comme un sacrifice de substitution (vicarious), une vie donnée pour une vie menacée ou une vie épargnée. Il est nécessaire que la victime saigne » (Hasluck, 1929 : 259). Entre autres motifs de kourban : une maladie, un danger, une affaire périlleuse, un retour de la Mecque, des rêves prémonitoires... A toutes les périodes critiques de la vie, circoncision, mariage, etc., peut être associé un kourban. Avant une « opération », quelle qu’elle soit, un kourban est généralement pratiqué, et Hasluck, citant Belon, donne l’exemple des mines de l’île de Lemnos, aux abords desquelles on faisait un tel sacrifice avant d’en extraire la terre aux vertus thérapeutiques (p.675) : le chroniqueur français notait que « les animaux sacrifiés vont prier pour leur sacrificateur au jour du jugement » (Belon, 1555).

Pour Hasluck, le kourban fait partie de ces pratiques rituelles « partagées » par les chrétiens et les musulmans, mêlées d’influences diverses, « traditionalisées » par des populations plus ou moins mixtes. Prenant l’exemple des visites au tombeau dans l’islam populaire, il fait remarquer que « la procédure concrète lors d’une visite à un tombeau musulman crédité de pouvoirs de guérison [mohammedan healing-shrine] est familière aux Chrétiens au travers d’usages folkloriques communs à l’ensemble de la population, sinon partagés ou soutenus par leur propre religion, tels que nouer des chiffons, planter des clous, l’incubation, le contact avec des reliques, le sacrifice propitiatoire [kurban], l’offrande de cierges votifs, l’exorcisme en “lisant sur” [reading over 146 ] » (1929 : 80).

Bien que particulièrement attentif à la dimension pluriconfessionnelle, Hasluck voit néanmoins dans le kourban une forme adaptée, dérivée d’usages plus « purs », estimant que, peu à peu, « le sacrifice tend à dégénérer en un simple repas » (1929 : 260). Le kourban serait passé progressivement de la communion en Dieu à la pratique magique apotropaïque puis au simple repas cérémoniel. Les chrétiens en viennent à le pratiquer, en liaison avec les fêtes pascales, mais aussi sous l’influence d’un paganisme résiduel, se servant du kourban comme victime apotropaïque, à l’instar d’autres pratiques superstitieuses visant à transposer ses maux sur un objet-tiers : faire des nœuds, planter des clous, se séparer d’un vêtement ou d’un fil (Hasluck, p.261) 147 .

Selon Lawson, qui cherche dans le folklore moderne les survivances des coutumes antiques, le sacrifice se réduit désormais à sa fonction sociale, et sert seulement de prétexte au « social entertainment » : « philothutis, qui aime à offrir des sacrifices, en est venu à signifier “hospitalier” » (1910 : 336). Il subordonne le sacrifice à la prière : « la prière est un élément nécessaire du sacrifice », qui « est un ajout non nécessaire à la prière » (p.335). En raisonnant par déviation progressive d’un supposé sens originel, il décèle un fond païen derrière des pratiques transformées : les intentions rituelles demeurent, les méthodes évoluent.

Ainsi, « les offrandes sont les moyens ordinaires de gagner un accès aux dieux, d’acheter leur bienveillance et de racheter leur colère. Le moyen ordinaire de l’échange dans un tel commerce était, lorsque la Grèce était ouvertement païenne, la nourriture, et, maintenant que la Grèce est nommément chrétienne, des cierges » (pp.336-337). Noyé dans une multitude de pratiques superstitieuses, le sacrifice semble perdre sa spécificité, et sa signification se dégrader par rapport à sa pureté originelle. La fonction initiale du sacrifice antique a été profondément modifiée par son insertion dans la festivité chrétienne et le choc avec d’autres traditions religieuses : on ne peut que se référer à sa signification passée pour comprendre sa pratique présente.

Notes
146.

Référence à l’usage de lire des prières sur l’objet ou la personne que l’on souhaite sanctifier, par extension à toute bénédiction, que l’on appelle souvent « lire ». Ainsi, le pope « lit » le kourban lorsqu’il effectue les bénédictions d’usage pour un repas de fête.

147.

La disparition, la désagrégation des supports entraîne la dissolution des maux, des péchés, des maladies.