Un rituel déroutant ?

Il semble que la pratique multiconfessionnelle du kourban, mâtinée de paganisme, de superstitions, de survivances, d’influences diverses, déroute parfois les observateurs, qui cherchent à comprendre ce qui s’est passé entre le sacrifice « originel » et ces formes abâtardies : elle les confronte pleinement à cette « Turquie d’Europe » à la diversité linguistique et confessionnelle frappante. La description des cérémonies communes aux musulmans (Turcs) et aux chrétiens (notamment les Grecs) est en général un morceau de choix des récits de voyage et des ouvrages d’histoire de cet « Orient proche ».

Ainsi des rites de prélèvement de la « terre sigillée » de Lemnos, réputée depuis l’Antiquité pour ses vertus thérapeutiques. L’extraction s’effectue sous la direction religieuse d’un pope mais en présence de dignitaires ottomans : « les notables de l’île, les habitants des villages voisins, et les turcs eux-mêmes réunissent leurs prières à celles du clergé (...) [La terre est extraite], rapportée à l’église, on en forme (...) de petits pains sur lesquels le chiffre du Grand-Seigneur remplace l’image de Diane qui jadis les distinguait, la plus grande partie de cette terre ainsi préparée est envoyée à Constantinople, pour la pharmacie du Sérail » (comte de Choiseul-Gouffier 148 , 1842 : 228).

On souligne la continuité des rites d’extraction de cette même terre : « ce qu’il y a d’également remarquable, c’est que, de tous temps, cette extraction s’est faite avec les mêmes cérémonies, décrites par Galien, Belon, Conze, etc. et que la terre s’est vendue avec les mêmes formalités. C’est à un jour de l’année seulement et par la main d’un prêtre que doit être recueillie la terre sigillée. Prêtresse grecque, prêtre catholique, chodcha turc et pope grec sont successivement intervenus avec le même succès. Actuellement encore, le 6 août, à la fête du Christ Sauveur, le chodcha turc et le pope grec arrivent en grande pompe, avant le coucher du soleil ; on récite des prières ; les Turcs abattent un agneau, tandis que les Grecs qui sont, à ce moment, en plein jeûne de quarante jours de la Panagia, se contentent de poisson » (de Launay, 1897 : 122-123).

Turcs et Grecs participent à un même rituel, ensemble mais séparément, chacun effectuant, de son côté, ses prières et ses repas. Les appartenances confessionnelles respectives sont subsumées et réunies, sans être gommées, en un même fait rituel. Le « produit religieux » du rituel, la terre sigillée, n’est pas réservé à un usage communautaire exclusif : sanctifiée par un prêtre chrétien selon la première description, extraite à l’occasion d’une fête chrétienne dans la seconde, l’argile est en quelque sorte créditée d’une « valeur sacrale générale », qui la rend accessible aux musulmans comme aux chrétiens, indépendamment de toute sanction religieuse.

Dans cet exemple, quelque chose semble rendre évidente la coexistence des communautés confessionnelles : une tradition au sens fort (la transmission d’une origine), dont l’habillage confessionnel est contingent, et avant tout liée à un lieu 149 . Ces pratiques coutumières sont à la fois territorialisées et immémoriales, le caractère réitératif du rituel en sanctionnant la fixité, donc la « vérité » d’un certain point de vue. Le particularisme local (l’extraction ancestrale de la terre) prend le pas sur les particularismes religieux, et ce d’autant plus qu’il remonte loin dans le temps, et que ces bienfaits sacrés semblent conçus comme naturels davantage que culturels et confessionnels. La terre sigillée de Lemnos est connue « de tous temps », les rites chrétiens et la participation des musulmans s’étant simplement superposés aux rites antiques.

Ce primat du lieu identifié comme sacral, indépendamment du type de sacralité qu’on lui confère, est certes l’une des marques de la ritualité « locale » ou localisée, qui constitue souvent simultanément un discours sur la « nature », la « terre » locales 150 . Cet exemple suggère surtout une lecture de la problématique confessionnelle dans l’Empire ottoman, où la religion désignait davantage des communautés multilingues et multiethniques en rapports mutuels que des identités closes et exclusives : « tandis que la religion servait à démarquer les communautés et les individus les uns des autres, et même à les diviser, elle constituait aussi une vision partagée des problèmes et dilemmes de la vie, spécialement dans un système de gouvernement qui, comparé à d’autres courants ailleurs en Europe, offrait un degré sans égal de tolérance religieuse » (Mazower, 2000 : 57). L’appartenance n’avait pas le sens qu’elle allait acquérir avec le développement des conceptions politiques modernes, et la notion de nation notamment.

Notes
148.

Il s’agit d’une édition postérieure à la mort du Comte de Choiseul-Gouffier (1752-1817).

149.

« If you ask them why they do this, they reply that many customs have survived from antiquity the utility of which has been proved by long experience ; the ancients, they say, knew and could see more that we can, and customs which they approved ought not to be wantonly disturbed » (Busbecq, cité par Mazower, 2000 : 61-62).

150.

Ainsi des obrotzi, ayazma et autres sanctuaires « fondés en nature », avant tout localisés, conçus comme cadre naturel et renvoyés à une fixité littéralement minérale ou végétale, dans le cas de grottes, de sources ou de rochers : un tel rapport aux objets et aux lieux du sacré renvoie aux modes d’appartenance et d’appropriation d’un territoire et de ses « rythmes ».