Exotisation et culturalisation du religieux

Ces différentes descriptions relèvent d’une certaine appréhension anthropologique du fait religieux : ainsi conçu dans son environnement culturel et social, il ne témoigne plus seulement de lui-même, dans une perspective purement théologique ou théocentrique, mais d’une histoire, de relations sociales, de représentations collectives. En mettant en avant les aspects superstitieux et populaires des croyances religieuses, en retenant le plus souvent le mélange des cultures religieuses et des traditions locales, elles jettent « plus de lumière sur la conception particulière du christianisme (et de la religion elle-même) détenue par ces observateurs – les visiteurs occidentaux, les savants, les clercs en recherche de l’erreur doctrinale, les professionnels de la chasse à l’hérétique – que sur les gens ordinaires des Balkans et leurs prêtres » (Mazower, 2000 : 60). Ainsi catégorisés sous le signe de la mixité culturelle et religieuse, les Balkans constituent de longue date un objet exotique.

Chez un savant comme Hasluck, se dessine une approche générale de la ritualité comme reflet d’une société et non plus comme discours religieux, accusant au passage une conception primordialiste selon laquelle, au fur et à mesure que l’histoire avance, les religions, les confessions, les peuples s’éloignent toujours plus d’un tronc commun, d’une sorte de religion de l’origine. La supposée « perte de pureté » du rituel originel, postulat des approches évolutionnistes, traduit un glissement vers l’approche scientifique de la coutume, devenant seule capable de déceler le fond de vérité caché derrière les scories du changement social. Ainsi, les pratiques chrétiennes et musulmanes sont conjointes dans des « usages folkloriques communs à l’ensemble de la population » (Hasluck, 1929). Mais alors que du point de vue de l’islam, l’abattage rituel conditionne l’accès aux chairs et constitue un acte indépendant, pour les chrétiens le sacrifice comme mise à mort s’efface au profit de son usage votif, communiel ou festif.

On peut déjà lire, dans ces recensions, l’évolution et la spécialisation d’une appréhension anthropologique du fait religieux qui le transforme en savoir sur une société en particulier et sur l’homme en général, le construisant du même coup en altérité. Comme le note Michel de Certeau, le religieux devenu fait de science « prend la figure du marginal et de l’atemporel » dont l’ethnologie est d’emblée considérée comme l’une des approches déterminantes : « la science constituait un champ de purs “phénomènes” religieux dont le sens se retirait dans un autre ordre, caché. Elle les situait du côté de l’ethnologie, et liait un exotisme de l’intérieur à un essentiel perdu, dans le quartier de l’imaginaire ou du symbolique social » (de Certeau, 1975 : 42).

La religion ainsi renvoyée à un « essentiel perdu » laisse le champ libre à la notion de tradition comme processus d’historicisation : considérée comme « un corps de pratiques traditionnelles fixées » (Tarot, 1999 : 532), la religion devient praxis d’un corps social, ouvrant la voie d’une sociologie du religieux. En pointant le caractère adaptatif et mutant de la ritualité, en adoptant un point de vue historique rétrospectif qui situe le présent en regard d’un passé et d’une origine, ces descriptions témoignent d’une autonomisation du champ culturel et social du rituel vis-à-vis des critères religieux. Ce qui compte dans ces modes descriptifs, ce sont les traditions religieuses et non plus les religions en tant que telles, la coprésence intercommunautaire et interconfessionnelle devenant un trait social et culturel. Mais ces ritualités commensales et ces « survivances » sacrificielles sont également perçues comme une ligne de partage entre Orient et Occident : sous les airs de famille, on y trouve ce que nous ne serions plus.

« Lorsque nous pénétrons dans le village, nous le trouvons tout en émoi, à cause de la fête qui se prépare. Il est à peine six heures du matin, et déjà les cabarets sont pleins. La rue sent le raki et le vin résiné. Les femmes se penchent aux fenêtres, épiant curieusement l’étranger. Elles se coiffent, s’attiffent pour la grand’messe. Quelques-unes, habillées dès l’aube, exhibent des toilettes neuves, des toilettes absolument européennes, qu’elles étrennent en l’honneur de la Panhagia. Je me persuade que je traverse un de nos chefs-lieux de canton, le matin de la fête votive. Un seul détail révèle l’Orient : les viandes de boucherie étalées partout avec une négligence et une rusticité qui froissent un peu nos nerfs. Devant presque toutes les portes, des moutons écorchés sont pendus à des crocs, des viscères en chapelets s’alignent sur des perches, des paysans dépouillent des cabris qu’on vient de saigner... A la vue de ces hécatombes destinées à célébrer l’Assomption de la Vierge très sainte, je ne puis m’empêcher de songer aux vers de l’hymne homérique : “que chacun de vous, dit Apollon aux premiers habitants de Krisa, que chacun ait dans sa main droite un couteau pour égorger sans cesse les brebis...” Les Krisiens ont oublié sans doute le commandement du fils de Zeus. Mais si les bêtes égorgées ne réjouissent plus les dieux nouveaux, elles réjouissent toujours les hommes » (Bertrand, 1908, cité in Berchet, 1985 : 279-280).

La conception selon laquelle ce genre de pratiques remonte à la plus haute antiquité ne faisait pas de doutes pour des voyageurs pétris de culture classique, « ardemment désireux de se faire rouvrir les sources antiques et de recueillir quelques gouttes du flot de vie qu’elles peuvent encore épancher » (Barrès, cité par Berchet, 1985 : 13). Inclus dans un ensemble pittoresque, le sacrifice comme acte rituel est doublement altérisé et altérisant : comme preuve de la survivance de rites antiques et comme pratique exotique à des yeux étrangers ; les populations qui le pratiquent sont culturalisées en tant qu’autres dans le temps et dans l’espace.

Il est évident que l’on a ici l’exemple d’une lecture occidentale, doublement formée à des critères de rationalité et de jugement éthico-religieux, dans lesquels un rite sacrificiel constitue une étrangeté dans le temps comme dans l’espace. Les catégories de l’« autre » religieux, social, culturel sont régulièrement mobilisées dans la notion de sacrifice (Brisebarre, 1998, sur la place du rituel musulman dans l’espace urbain français) : le rituel n’est pas seulement une logique sociale et symbolique, mais une construction culturelle et une fiction. Dans sa description, on découpe un social, on transforme un mode social en catégorie culturelle : en l’occurrence, le kourban, tel qu’appréhendé dans les descriptions qui précèdent, nous semble participer de la qualification d’une « humanité balkanique ».