II Du rituel au peuple : approches folkloristiques du kourban

1) L’ethnos et le rituel

Nationalisation, rationalisation, folklorisation : édifier le peuple et sa science

La typification d’une « humanité balkanique » au travers du kourban et de la ritualité commensale ne procède pas seulement d’un regard extérieur : cet « exotisme de l’intérieur » que constitue le folklore produit aussi des qualifications culturelles du rituel. L’une des définitions déjà évoquées suggère l’ancrage national du rituel : « sacrifice sanglant (krâvna jertva), caractéristique de l’ensemble du territoire ethnique bulgare, de même que des Bulgares installés en groupes compacts dans des régions situées hors des frontières du pays » (Stoïnev, dir., 1994 : 194).

Ailleurs, c’est l’ancrage slave et balkanique du rituel qui est mis en évidence : « chez les Bulgares, de même que parmi les autres peuples slaves et balkaniques, l’offrande sanglante, ordinairement appelée kourban chez nous, est la forme la plus répandue et la plus persistante » (pp. 119-120). Que le rituel soit appréhendé à partir des catégories de l’ethnique ou du national, indépendamment de la variété des groupes confessionnels le pratiquant, n’est pas pour surprendre : le folklore se veut avant tout une « science du peuple » (Boyadzhieva, 2001).

Cette expression provient de l’époque de la Renaissance nationale bulgare et traverse le temps : « après la libération de 1878, l’esprit patriotique continue d’habiter les “sciences du peuple” qui s’émancipent progressivement. Cet esprit a marqué ces sciences jusqu’à nos jours, tout en subissant des métamorphoses régulières » (Boyadzhieva, 2001 : 209). Le « peuple » et sa « science » naissent en même temps : ce mouvement inspiré des Lumières, qui conjoint rationalisme et nationalisme dans l’expression « sciences du peuple », s’envisage comme libération, avènement politique et s’accompagne d’une forme de sécularisation. La lutte pour le peuple passe à la fois par l’affranchissement du joug ottoman et par la lutte contre le pouvoir religieux universel et moral (Danova, 1992) représenté par le clergé phanariote.

Au fur et à mesure que se forme une conscience nationale bulgare, dès le XVIIIè siècle, les coutumes populaires (narodni obitchaï) font ainsi l’objet de nombreuses collectes, descriptions, publications. A la fin du XIXème siècle, une des grandes publications savantes de la Bulgarie est le Recueil des œuvres populaires (Sbornik za narodni umotvorenija), véritable édification de cette science du peuple comprenant des chants, des proverbes, des descriptions de croyances et de coutumes, des études diverses (sur ce sujet voir Stoykova, 2001).

En enquêtant sur la place d’un rituel dans la production ethnographique bulgare ou grecque, on se confronte à des traditions ethnologiques spécifiques, qui renvoient à la position de ces « sciences du peuple » (laographia grecque, folklor bulgare) dans les sociétés concernées. Les interprétations folkloristiques, antiquisantes ou traditionalistes de la ritualité populaire témoignent de la problématique plus large de la revendication historique et territoriale implicite ou explicite qui a souvent constitué l’enjeu de ces disciplines attachées à la connaissance des us et coutumes pour mieux cerner (et éventuellement étendre) les limites d’un patrimoine culturel : toute qualification culturelle est en même temps qualification sociale et politique 151 .

Conférer, par le biais de la tradition, un fondement culturel à la nation et un fondement national à la culture, est le propos explicite de l’ethnographe bulgare Hristo Vakarelski : « le Bulgare, en sa qualité de descendant de la grande race slave, a naturellement conservé les traits intellectuels et ethniques fondamentaux de ses ancêtres. Il développe parallèlement à ses frères de race l’ancien patrimoine culturel hérité de ses aïeux » (Vakarelski, 1936 : 512). L’histoire, notamment porteuse de « contact avec des pays et des civilisations différentes », est le processus de la transformation de ces « traits fondamentaux » ; suit une liste de rituels qui attestent tous de l’unité d’un « monde » de la tradition dans lequel homme et nature sont en symbiose totale.

Notes
151.

L’héritage thrace a ainsi pu servir des visées nationales concurrentes, selon qu’il était revendiqué par les Grecs ou par les Bulgares. A la suite de la déclaration d’indépendance de la République de Macédoine en 1991, on a pu saisir la portée polémique de l’usage par le nouvel Etat du terme même de Macédoine, et de symboles antiques tels que l’étoile de Vergina, emblème de la royauté macédonienne fondée par Philippe, père d’Alexandre le Grand (Danforth, 1995 ; Karakasidou, 1997). Le désir d’antériorité et de refondation culturelle peut conduire à tirer des conclusions anthropologiques suffisamment englobantes pour noyer le poisson des conflits régionaux d’appropriation : ainsi d’une supposée filiation chamanique des nestinari (Kaloïanov, 1995). Les revendications d’« hellénité » ou de « slavité », voire la « balkanité » elle-même, peuvent se voir mobilisées aux fins de garantir l’unité d’une nation, d’un peuple, d’un ethnos en dehors des frontières d’un Etat.