Entre « sous-religieux » et « survivances antiques »

Mettant en avant les caractéristiques agricoles et pastorales du « Bulgare », Vakarelski consacre quelques lignes au kourban de la saint-Georges, qu’il décrit comme un « genre de sacrifice (...) accompagné d’une multitude de procédés magiques ayant pour but la prospérité du bétail, ainsi que de tout autre avoir » (p.516). Il évoque à nouveau le kourban dans un paragraphe consacré à des « coutumes ayant trait au calendrier », lors desquelles « le peuple manifeste (...) des conceptions et des croyances primitives qui sont incorporées dans les rites officiels de l’église. (...) Beaucoup d’autres fêtes plus ou moins importantes sont également observées et s’accompagnent de différents genres de “kourban” (sacrifices). Certains de ces “kourbans” qui revêtent un caractère plutôt privé ou familial, sont connus sous la désignation de “services” (sloujba). Les services et les kourbans familiaux ont toutefois un caractère presque entièrement religieux et rituel » (pp.517-518).

Dans les faits de tradition populaire, on s’attache aussi à découvrir des « fondements » qui ancrent un groupe social (ethnie, communauté nationale) dans son environnement, et sont censés témoigner des rapports de l’homme et de son « milieu », conçu à la fois comme monde naturel et monde mystique. Si l’on donne au kourban cette teinte de « religion populaire », si l’on cherche l’origine du rituel, si on cherche à le distiller de telle sorte que l’on accède à une « pureté » ou des fondements, se pose la question de l’ancienneté des groupes culturels qui le pratiquent : la question des « survivances » postule l’idée de la continuité de l’ethnos.

Les folkloristes s’emploient à démêler l’écheveau de pratiques traditionnelles situées dans le cadre de la ritualité chrétienne, mais de toute évidence fortement influencées par le sacrifice musulman et renvoyées à un fond antiquisant. Ainsi du gourpani dans la région de Farassa, décrit par deux folkloristes, qui attestent des sacrifices pratiqués dans l’église même pour les commémorations funéraires, le jour du saint, en cas de vœu : « à côté de la sainte table [aghia trapeza – l’autel], il y avait une grande pierre rectangulaire, on l’appelait le thali. Elle était ancrée dans le sol, inamovible, ou alors sans fondements et facile à déplacer. Au centre il y avait un petit orifice par lequel coulait le sang des animaux sacrifiés » (Loukopoulou et Petropoulou, 1949 : 46).

Les donateurs du gourpani accomplissaient plusieurs rituels dans l’église : un enfant devait « mener l’animal au saint », devant la porte de l’église, le prêtre le bénissait (le lisait – diavaze to gourpani) avant d’entrer dans le temple, le noikokiris (maître de maison) qui « avait le sacrifice, et sa famille entraient dans le temple, et déposaient de l’encens dans l’orifice du thali ». On entourait le thali d’une couronne en sarments de vigne ornée de fleurs, le noikokiris devait aller chercher l’animal dehors, et lui faire accomplir trois tours du thali pendant que le pope effectuait la liturgie, il faisait ensuite, avec le couteau, trois fois le signe de croix sur le gourpani, lui tournait la tête à l’est et l’égorgeait en priant que « Dieu puisse le rendre gapouli » (du turc kabul : conforme, juste).

La prédominance des termes turcs, y compris dans la bénédiction du sacrifiant (l’usage du terme gapouli), est en quelque sorte compensée par des références antiquisantes : le trou dans le thali est ainsi rapporté à des pratiques relatées par Pausanias, la source par excellence des premiers antiquisants, qui se font fort de suivre ses pas dans la Grèce moderne. Il est significatif que l’on n’a que rarement cherché à étudier le kourban comme forme rituelle spécifique ainsi que les rapports entre sa forme chrétienne et sa forme musulmane : soit la question ne se pose pas, soit elle ne paraît pas déterminante.

Plus exactement, la question semble ailleurs, dans une antiquité et une profondeur culturelle qui précèdent les particularismes religieux. Est-il besoin de distinguer entre chrétiens et musulmans si l’on admet que le sacrifice renvoie à quelque chose de plus profond, d’antérieur ? Ainsi, la plupart du temps, « dans la littérature spécialisée (...), le kourban musulman est étudié comme élément du système pratico-rituel bulgare » (Blagoev, 1996 : 70). C’est le cas lorsque le grand ethnographe Mihaïl Arnaudov compare et relie des pratiques sacrificielles chrétiennes et musulmanes, sans toutefois véritablement spécifier leurs rapports 152  : on suppose seulement qu’il y a une « tradition commune », qui est comme une « raison suffisante » de la coutume.

Il semble que la dimension folklorique du kourban, conçu comme élément d’une culture ou d’une tradition qui vaut en elle-même explication, n’ait pas donné lieu à des théories unitaires, mais se manifeste par l’interférence de plusieurs modèles interprétatifs, parfois non-exclusifs les uns des autres, grâce à la rhétorique des survivances ou des emprunts. Les travaux appréhendant le kourban en tant que modèle rituel spécifique sont assez récents, et font principalement appel, non pas à des références antiquisantes, mais à des sources vétérotestamentaires et leurs variations dans les « traditions balkaniques » (Georgoudi, 1979 ; Popova, 1995 ; Krâstanova, non daté ; Krâstanova et Bokova, non daté ; voir aussi Miltenova et Badalanova, 1996), ou l’envisagent dans le cadre d’une religion spécifique, l’islam (Blagoev, 1996, 1997, 2004).

Aux yeux des folkloristes, le mot kourban lui-même ne plaidait probablement pas pour une approche ethnonationale du rituel, mais suggérait une forme altérée, mixte et mélangée, de ritualité sacrificielle. Ainsi, tout en notant que le mot kourban est apparu dans l’aire balkanique par le biais turc, Arnaoudov relève la large extension du motif de la jeune femme emmurée (vgradena nevesta), dont il décèle des variantes dans les sacrifices de fondation qui consistent à donner vie à l’édifice en offrant tout ou partie d’une victime animale au stopan-talasâm, cet esprit propriétaire des lieux qui prend parfois forme animale. Il insiste sur la signification magique du sacrifice : « dans de nombreux cas, le kourban, particulièrement chez les chrétiens, en conservant les rites païens préexistants, a la valeur d’une simple opération magique et est comparable à une conception “sous-religieuse”, par l’intermédiaire de laquelle directement, sans passer par la prière et l’aide des divinités ou esprits, s’obtient la réalisation d’un souhait défini » (Arnaudov, 1972 : 250).

Cette « sous-religiosité » inclut un grand nombre de pratiques, attestant de la malléabilité du rituel, sur lequel on plaque éventuellement, après coup, des significations reconstituées et homogénéisées, telles que la référence au sacrifice d’Abraham. Hormis la différence de nature que l’on a coutume d’établir entre registre magique (technique) et registre religieux (sotériologique), considérer le kourban comme pratique magique permet de passer outre les différences confessionnelles, l’efficacité du rituel prévalant sur son inscription liturgique ou dogmatique. Cette « sous-religiosité » sanctionne un partage entre religion « populaire » et religion « institutionnelle », entre magie et religion, aux intersections desquelles se tient le rituel.

Notes
152.

Décrivant les pratiques sacrificielles de fondation d’une maison, il note simplement que les Pomaks s’y adonnent au même titre que les chrétiens : le hodja tue un bélier noir, on le cuisine et on en dépose trois morceaux au grenier pour le stopan. « La différence avec les chrétiens est que, ici, à la place d’une poule noire, c’est un bélier noir qui doit être égorgé, et à la place des femmes, ce sont trois hommes qui accomplissent tout, dont l’un doit être hodja » (Arnaudov, 1972 : 230).