Le rituel contre la religion : le problème de la canonicité

Le recours à la tradition, au paganisme, à la magie introduit une causalité attentive à déceler des continuités, des résurgences, des avatars d’une pratique originelle supposée stable, une sorte de « forme élémentaire ». On touche au cœur du problème que pose la qualification de « pratique populaire », qui implique une catégorie essentialisée, le « peuple », défini par des critères fondamentaux qui tendent parfois à abolir la distinction entre nature et culture, et généralement crédité d’une sorte de morale intrinsèque. Quant au rituel, c’est le recours au symbolisme qui, in fine, en fournit la substance, de telle sorte que l’ethnographe se met en devoir de débarrasser le rituel de ses scories accumulées au cours du temps pour en retrouver la forme pure, le sens originel. Dans la mesure où, en contexte chrétien, le kourban n’est pas canonique, son fondement religieux peut se voir contesté et on estime qu’il faut chercher ailleurs, plus profondément, ses origines.

Une telle pensée des origines est peu à même de rendre compte de la complexité pratique qui entoure tout rituel : opposer la « pratique officielle » à la « pratique officieuse » revient à attester que deux ordres, religion et magie, existent côte à côte, comportant chacun leur raison d’être. La coexistence du religieux et du folklorique, conçue comme un trait spécifique de l’ethnos bulgare, est classiquement relevée par les ethnologues : « pendant les XVè-XVIIè siècles, la culture ethnique des Bulgares se compose de deux sous-systèmes culturels relativement indépendants, mais entre lesquels s’exercent de puissantes influences internes : la culture religieuse et la culture folklorique » (Koeva, 1992 : 165). Chez les folkloristes, cette distinction entre « culture religieuse » et « culture folklorique » peut prendre la forme d’une opposition entre la pureté populaire, privilégiant un lien direct et naturel de l’homme à Dieu, et le pouvoir religieux, auquel échappe « la foi profonde de ces êtres simples » (Romaios, 1949 : 35).

L’ethnologisation du religieux, la « nationalisation » des rites « populaires » tranche au passage le problème de leur canonicité : entaché d’erreurs et de superstitions pour les élites religieuses, le peuple intrinsèquement bon et premier devient l’idéal de pureté et de spontanéité des folkloristes, ces « savants du peuple ». La référence antiquisante et primordialiste est l’une des manières de dépasser le « moment » religieux, perçu comme historique et historiquement dépassable dans une optique positiviste (puis marxiste). La folklorisation de la ritualité s’accompagne d’une décontextualisation religieuse, au profit d’une revendication d’antériorité ethnonationale : le rituel est comme relocalisé (indice d’une « bulgarité » ou d’une « grécité ») et déglobalisé (coupé de ses racines religieuses).

Renvoyer le rituel à une sorte d’origine ethnonationale en quelque sorte supraconfessionnelle permet de suggérer une pérennité identitaire, et d’éviter le sujet doublement délicat, pour cause de gestion du passé ottoman autant que de gommage des appartenances confessionnelles dans une société séculière, des influences mutuelles de l’islam et du christianisme mais aussi des particularismes religieux. C’est un moyen d’éviter de poser cette question de la mixité, ou de la transversalité des conduites religieuses, bref du changement et de la dynamique dont le rituel est le reflet : une fois qu’on a posé les bases de l’ethnos, et ses formes stables dans la tradition, le reste ne serait que détail ou altération.

La « nationalisation » ou l’« ethnonationalisation » de certains rituels passe outre les questions de conformité au canon ou au dogme, critères particuliers aux autorités religieuses, et dénoncés comme violence faite au « peuple ». Cet aspect apparaît quant aux accusations portées sur les anasténarides : « les nesténaria, en tant qu’hérésie religieuse, s’étaient attiré l’implacable persécution de l’église (...). Mais la résistance des anasténarides était inébranlable, et ils finissaient toujours par avoir gain de cause. L’évêque (...) les laissa libres de s’adonner à leur coutume, quand il vit leurs pieds nus supporter le contact du feu sans porter la trace de la moindre brûlure. Mais ce qui contribua plus que toute autre chose à perpétuer cet étrange culte dans le sein de l’orthodoxie, ce fut incontestablement la haute estime dans laquelle les anasténarides étaient tenus par la majorité de leurs compatriotes et le chaleureux appui qu’ils trouvèrent auprès d’eux » (Romaios, 1949 : 27). La valorisation de la tradition populaire et du peuple joue un rôle dans cette forme de sécularisation et de culturalisation du religieux, et la modification des rapports de force entre religion instituée et religion dite populaire.

Séparer la religion de la tradition a de nombreuses implications, notamment lorsqu’il s’agit de saisir la place du kourban dans le système rituel « institutionnel ». Ainsi lorsque les kourbani organisés lors des cérémonies de vénération des icônes miraculeuses sont dépeints comme des rituels qui ont lieu « hors de l’enceinte du monastère », avec « une composante utilitaire très nette » : pour preuve, « l’offrande est faite au saint patron et, par son intermédiaire, à Dieu pour demander aide et protection. Le repas pris en commun après le kourban termine la fête » (Bakalova, 2001 : 265).

On peut se demander si, en distinguant des usages utilitaires et des usages désintéressés de la religion, on ne réintroduit pas sous une autre forme la distinction évoquée plus haut entre « religieux » et « sous-religieux », religion authentique et religion populaire, magique et religieux, voire culture matérielle et culture spirituelle. Ce raisonnement ne prend pas en compte la spécificité des recours au religieux, et les relations qu’entretiennent entre eux les rituels, éludant « l’aspect homogène et cohérent que revêt cet ensemble rituel pour la communauté villageoise en tant que telle, et pour chacun de ses membres » (Georgoudi, 1979 : 290). Or, le kourban est aux yeux des croyants un mode d’investissement rituel privilégié, en tout cas une modalité spécifique de la religiosité, sans laquelle celle-ci n’aurait pas la même efficace, ni la force collective qui permet d’éprouver et d’« agir » le tissu socio-religieux.