2) Ambiguïtés des « sciences du peuple »

Liminalité religieuse, centralité sociale ?

Le kourban serait-il religieusement liminal mais socialement central ? S’il remplit, dans ses variantes orthodoxes, une fonction parallèle à la liturgie, ce qu’atteste sa localisation « hors de l’enceinte du monastère » (Bakalova, 2001 : 265) 153 , s’il occupe par la commensalité et son caractère festif les interstices de l’espace rituel « institutionnel », c’est aussi que l’événement religieux ne revêt pas un seul sens et une seule forme, localisés dans un point qui serait central (la liturgie ou la procession ou la vénération de l’icône), mais tire ses sens et ses formes d’une multitude de situations et de rapports : entre l’église et le lieu du repas, entre la liturgie et les festivités, entre les communautés religieuses et les communautés sociale ou familiale, entre la ritualité ecclésiale et la ritualité commensale.

La coalescence des actes rituels ne doit pas se penser uniquement en termes de rapports entre sacré et profane, spirituel et matériel, désintéressement et utilitarisme : elle correspond à la variété des usages sociaux du fait religieux dans son ensemble, à la multiplicité des expériences et des vécus de ce fait religieux, à la myriade des investissements personnels et collectifs, à l’événementialité que crée le rituel, son « ici et maintenant ». C’est d’autant plus le cas dans une Bulgarie qui redécouvre le religieux comme un mode d’expression apte à concilier les aspirations individuelles et collectives les plus diverses, et à recevoir des formes aussi variées que le sont ces aspirations.

Des registres d’ordinaire maintenus dans une relative séparation prennent part, le temps de la célébration, à un ordre rituel commun, se confondent et se croisent. Ainsi de l’icône habituellement conservée dans le temple, et sortie dans la cour du monastère ou menée dans un sanctuaire local ; ainsi de la réunion lors des processions des instances religieuses, civiles et des paroissiens ; ainsi des offrandes littéralement laissées sur place comme traces de soi et témoignages intimes (des vêtements aux animaux en passant par les fleurs, pièces, bouteilles d’huile...) ; ainsi des multiples « objets de partage », au premier rang desquels les mets rituels et la logique sacrificielle qui les accompagne, qui ponctuent le « vécu » de ce genre de célébrations religieuses.

C’est aussi parce qu’il ne fait pas partie des pratiques chrétiennes canoniques que l’on est parfois tenté de faire remonter le rituel à des traditions sacrificielles plus ou moins antiques, plus ou moins balkaniques, plus ou moins fondées dans un ethnos et un ethos. Inscrit dans des contextes particuliers, le village, la famille, le monastère, etc., il est en quelque sorte le volet festif de la pratique religieuse, en parallèle au volet liturgique. Bien qu’intimement lié à la liturgie, il semble répondre à sa logique propre, échappant aux cadres institutionnels, et a d’ailleurs pu être combattu par les autorités religieuses (Romaios, 1949 ; Markou, 1975).

Plus que d’un ordre rigide entre sacré et profane, c’est de la confrontation et de la coexistence de ces différentes manières de se penser dans la vie sociale que sont, entre autres, le soi individuel, la famille à laquelle on appartient, le groupe villageois, la communauté monastique, que témoigne le fait religieux. Le kourban y concourt au même titre que la liturgie : il n’y a donc aucune raison de le considérer comme périphérique. Comme le suggère Georgoudi (1979), cela reviendrait à nier l’importance religieuse du rituel pour les populations qui le pratiquent, puisqu’on cherche à leur prouver qu’il ne s’agit pas d’un acte véritablement religieux.

La dimension festive du kourban et le « flou » liturgique qui l’accompagnent parfois traduisent certes sa position en décalage vis-à-vis de la religion comme institution. En revanche, ils attestent de la diversité des formes de la religion comme pratique, que l’on ne peut pas considérer comme des écarts et des déviations par rapport à une centralité ou une normativité rituelle. Du point de vue de l’anthropologie du religieux, il y a d’autres raisons à cette « marginalité » dans laquelle on confine souvent le kourban, spécifiquement en contexte orthodoxe, et qui jouent un rôle important dans sa folklorisation.

A la différence de genres bien représentés, soit qu’ils mettent en scène des composantes nationales, comme la poésie épique, soit qu’ils constituent une sorte d’entité symbolique et rituelle comme le nestinarstvo ou les kukeri (rites de travestissement), le kourban est le plus souvent l’un des éléments d’une ritualité plus globale, et semble se tenir dans un clair-obscur qui rend son usage folkloristique impropre car impur : selon l’assertion déjà citée d’Arnaudov, il s’agirait d’un élément d’un système « sous-religieux » intégrant des « rites païens préexistants » et ayant la valeur d’une « simple opération magique ».

L’approche folkloristique dédouane d’une analyse plus poussée des pratiques en question, dont le fondement païen et magique semble se suffire à lui-même : la conception « sous-religieuse » est une sorte de mécanisme par l’intermédiaire duquel « directement, sans passer par la prière et l’aide des divinités ou esprits, s’obtient la réalisation d’un souhait défini » (Arnaudov, 1972 : 250). Tout en posant les problèmes déjà évoqués, cette dimension médiane pourra cependant nous aider à comprendre ce qui rend le kourban apte à une réinsertion rituelle dans des pratiques festives et célébratives non-religieuses, par exemple la ritualité socialiste où, sans être explicitement qualifié de kourban, il conserve cependant ses grands traits sociologiques et devient « table commune » ou « repas en plein air » (Petrov, 1997).

Notes
153.

Au monastère de Batchkovo, le kourban se déroule quant à lui dans l’enceinte du monastère (Assomption, 15 août 2002).