« Rural donc folklorique », « folklorique donc rural »

Ayant fait l’expérience d’aborder le sujet avec des interlocuteurs divers, d’âge, de niveau d’études et de milieux professionnels variés, nous avons constaté que le kourban est plutôt appréhendé par les « citadins » comme un rite archaïque : d’un côté, il n’est pas « canonique » (pour les chrétiens), de l’autre il est fortement identifié aux modes de vie rural et pastoral. Entendons par « citadins » des pesonnes qui, y compris dans des petites villes voire des villages, se situent elles-mêmes en dehors de ce qu’elles décrivent comme des mœurs villageoises, incluant notamment la possession d’animaux domestiques.

Cette dimension « ruralisée » et « localisée » explique que ce rituel a principalement reçu des lectures « folkloristiques » : celles-ci renvoient à la recherche de la continuité dans l’ethnos et l’ethos, par le recours à la tradition, voire la survivance. Dans les approches folkloriques, le rituel sert de preuve attestant du maintien ou de la dégradation des éléments originaires qui sont censés le constituer. Comme acte formel engageant tout ou partie de la société décrite, il semble en outre un des faits sociaux les mieux observables, les mieux descriptibles, un « fait social total » doté d’une sorte de positivité : tout concourt à sa « manipulation ».

Une sorte d’opposition entre tradition et modernité apparaît dans les réticences à l’égard du kourban et de ce qu’il représente aux yeux de ses détracteurs : une Bulgarie archaïque, superstitieuse ou croyante, paysanne, terrienne, etc. bref une certaine idée de ce à quoi on veut échapper, par comparaison avec l’idée que l’on se fait du modernisme. L’imaginaire moderniste, lié à une conception du progrès et de la civilisation, joue un rôle certain dans un pays qui se pense et se vit souvent comme « arriéré », nazad, par opposition à des pays « avancés », napred 154 . La revendication de modernité conjure un certain traumatisme de l’être-dans-l’histoire, que l’on attribue à de multiples « fractures » (période ottomane, régime autoritaire).

Ainsi, le caractère liminal du kourban est aussi l’effet d’une norme sociale qui pèse sur l’appréhension du rituel : il n’est jamais véritablement perçu comme un comportement purement religieux par ceux qui ne le pratiquent pas ou en dénoncent le caractère superstitieux en regard de leur propre pratique religieuse, mais comme une initiative privée ou collective sanctionnée par la religion. Pour ses observateurs critiques, il relève d’une culture populaire plus ou moins spontanée qui indique un manque de discernement ou de hauteur de vue. Si les tenants d’une sorte de pureté religieuse voient dans le kourban une fausse ferveur ou une foi mal exprimée, entachée de profane, les citadins le rejettent souvent à la périphérie du religieux, comme païen (ezitcheski) et populaire (il relève d’une coutume populaire, narodnija obitchaï), en un sens fruste et rural.

Dès lors, une distinction s’établit entre le religieux (la spiritualité, duhovnost) et le coutumier (la superstition, sueverie) : le kourban devient symptomatique d’un état primitif, qui peut être valorisé (on le pratique « au village » – selo, « à la montagne » – planina, comme une coutume – obitchaï) autant que méprisé (arriération des mentalités, archaïsme, pratique peu civilisée). Il témoigne d’un ordre flou, de croyances mélangées. Deux jeunes femmes de Rakitovo (Rhodopes) font ainsi remarquer que le kourban n’est pas tout-à-fait religieux, et relève d’un fonds pré-bulgare hérétique : une pratique païenne que l’on assimile d’un même élan à l’Ancien Testament, à l’Antiquité et au joug ottoman. Ce stigmate païen est parfois intériorisé par les pratiquants eux-mêmes : le caractère sacrificiel du kourban est alors ressenti comme marque d’arriération.

Ainsi, lors de notre premier séjour, le maire d’un village de la région de Samokov, qui participait à la cuisine du kourban local, se déclarait « honteux, car il s’agit d’une coutume sauvage ». Il n’est pas fortuit que cette réaction émane du représentant légal du village, tenu à ses propres yeux de présenter une image « moderne » aux étrangers que nous sommes : elle révèle l’usage variable des catégories de modernité et de tradition, l’une et l’autre pouvant être valorisée ou rejetée selon le contexte. La « bulgarité », voire la « balkanité » du rituel s’avère d’autant plus ambiguë qu’elle est formulée par des protagonistes prompts à reprendre à leur compte un discours de la tradition et de la modernité.

C’est par exemple le cas de personnes ayant l’expérience de la France, de la mobilité, ou engagées de par leur métier (ethnologues, historiens, responsables d’institutions culturelles, érudits locaux, etc.) dans une pratique d’objectivation des faits culturels, des traditions, etc. Cette « bulgarité » ou « balkanité » peut tour à tour être perçue comme stigmate ou source de fierté, distinction négative ou positive. Renvoyer le kourban au folklore, au rural, au populaire, à l’autre en (dans) soi, c’est marquer sa propre proximité/distance, se faire « passeur » d’une culture de laquelle on est aussi observateur, trouver une place spécifique dans le truchement, la médiation (Rabinow, 1988 ; Laplantine, 2003b : 42) 155 .

Notes
154.

Voir le sentiment d’être des « paysans de l’histoire » en Roumanie (Mihailescu, Popescu et Pânzaru, 1992).

155.

Lorsque je ne maîtrisais pas suffisamment le bulgare pour être « autonome » sur le terrain, et me faisais accompagner d’amis ou de connaissances susceptibles de me traduire ce qui se disait, j’ai parfois été frappé par une volonté de maîtriser cette position spécifique d’intermédiaire, notamment en articulant les registres de la tradition et de la modernité dans un sens valorisant. Pour reprendre la distinction entre self presentation et self knowledge (Herzfeld, 1987), des modes de présentation de soi distincts de la connaissance de soi se mettent en place, renvoyant à une situation spécifique de contact avec un étranger à l’intention duquel on filtre les expériences. Il s’agit de l’envers de la situation que créaient ma propre présence, mes intentions réelles ou supposées et mes propres tactiques d’observation.