Rhétorique de l’origine et homogénéisation : que faire du folklore ?

Le kourban apparaît au détour d’un nombre considérable de travaux folkloristiques, sans pour autant devoir mériter, la plupart du temps, une approche spécifique. Renvoyé à un horizon symbolique immuable, il témoignerait de modes traditionnels de cohésion sociale, liés à la ritualité calendaire, notamment saisonnière, et servirait à des célébrations familiales commémoratives (Vakarelski, 1936). L’approche folkloristique est souvent attentive à déterminer des continuités, car elle repose sur l’idée qu’un système culturel traditionnel est un tout homogène, inséré dans des cycles saisonniers, dans un environnement naturel auquel il répond culturellement et notamment rituellement. La dimension chronologique occupe une place significative dans l’édifice folkloristique 156  : l’attention portée à la saisonnalité, aux rythmes de la nature, aux coutumes, illustre la dimension « continuitaire » du folklore. Elle est censée garantir que l’on a affaire à une totalité signifiante dont tous les aspects sont liés.

L’approche folkloristique, en thématisant et classifiant à outrance ses objets d’étude, relève de l’idéal d’un savoir final, qui se manifeste par la recherche d’une pureté et d’une unité culturelles décelables dans ces formes de continuité que constituent les traditions. Or, la continuité est moins une donnée scientifiquement pertinente qu’une catégorie discursive porteuse d’une conception de la tradition et de la culture. Ces dernières sont posées somme des « faits » attestant d’une « origine », là où nous devons y voir des modes d’énonciation, de fiction culturelle du social.

En Bulgarie, etnografija et folkloristika sont « issues d’un berceau commun : l’étude du “peuple” et de ses traditions, de son “âme” (...). Alors que l’une privilégie les témoignages directs, matériels et palpables, attestant la présence du passé (voire du temps des origines) dans le présent, l’autre se concentre sur la fonction du langage comme véhicule de la tradition orale qui demeure l’axe de la culture “folklorique” » (Vâltchinova, 1998c : 146). L’expression de « sciences du peuple », qui regroupe folklore, ethnographie et ethnologie (Boyadzhieva, 2001), entérine ce travail de continuation basé sur un projet de connaissance scientifique d’un objet que dès lors on suppose lui-même stable : « le peuple ».

Or, cet objet se crée en même temps que sa science, et par sa science, acte auto-instituant : « il y a et il y aura toujours un peuple, il y a et il y aura toujours sa science », semble nous dire la folkloristique. Le peuple est notamment opposé à l’Etat, dont on comprend que ce sont les excès idéologiques, et leurs conséquences pour le « peuple », qui sont à mettre en cause : « c’est un siècle dynamique, de bouleversements et d’épreuves que subissent le peuple et l’Etat. L’Etat national connaît des transformations idéologiques, mais qu’en est-il pour le peuple ? » (Boyadzhieva, 2001 : 209) 157 . On a le sentiment que la science du peuple étant précisément tournée vers le peuple, elle ne peut pas être tout à fait « mauvaise », ses « défauts » éventuels (« idéologisation, conformisme, manque de réflexivité ») provenant plutôt de son dévoiement par des forces « extérieures ».

Notes
156.

Ainsi de l’ouvrage du folkloriste grec Mégas consacré aux coutumes calendaires grecques (1982), insistant sur l’opposition et la complémentarité entre Démétrios (saint de l’hiver, des agriculteurs) et Georges (saint de l’été, des éleveurs), deux saints militaires qui se partagent l’année des activités rurales, ou plutôt annoncent les changements de saison. Megas insiste sur les moments cruciaux de la vie du Christ, qui encadrent toute la saison rituelle, scandée par des périodes de purification : carême, préparation, prières spéciales, diverses phases, et toute une ritualité « populaire ». Rien n’y échappe à une rythmique ultra-codifiée, qui suggère par ailleurs le rapport au temps spécifique du christianisme, profondément marqué par la vie et la mort du Christ, mais aussi des principaux protagonistes du Nouveau Testament, sans parler du culte des saints.

157.

Après avoir énoncé quelques-uns des usages négatifs d’une « science du peuple » en elle-même positive, elle demande : « quelle est la place de la “science du peuple” dans ces processus, à qui et comment servent ses disciplines et de quelle manière s’engagera-t-elle dans le XXIème siècle ? » (p.210).