Un patrimoine anthropologique

On ne peut faire l’économie d’un débat sur le type de démarche que l’on adopte lorsque l’on fait l’ethnographie du religieux, impliquant l’examen de modes de représentation, de croyances et de faits rituels. Ces objets qui semblent parfois relever d’une archéologie passéiste peu en prise avec les enjeux actuels de l’anthropologie, ne peuvent pas se passer complètement du folklore à la fois comme d’un réservoir de descriptions, de faits, de dits, de « données », mais aussi comme discours servant à l’élaboration d’un objet : la société dite traditionnelle. Il en va de même en Grèce : « il semble qu’on ne puisse bâtir une véritable anthropologie en Grèce en refoulant systématiquement la tradition laographique » (Zoïa, 1990 : 144). Ces discours et ces objets peuvent être appréhendés comme une forme de patrimoine anthropologique : à ce titre ils font partie intégrante des discours sur soi et sur l’autre. En période de « transition », avec l’effritement d’une idéologie culturelle officielle unitaire, les approches folkloristiques, soupçonnées de servir des conceptions puristes ou « fondamentalistes » de la culture, du peuple, de la nation, sont confrontées à de nouveaux enjeux. Se pose le problème de la continuité de cadres conceptuels et méthodologiques fortement associés, historiquement, à la recherche et la valorisation d’une unité culturelle nationale.

Il ne suffit pas de professer le rejet ou l’ostracisme du folklore, en en faisant le reflet ethnologisé de tous les spectres qui sont censés menacer la « modernité » : il s’agit plutôt d’initier une réflexion sur la manière de négocier un tel héritage scientifique, encore « moderne » si l’on veut, puisqu’il a pleinement participé de la construction de la nation et de la société bulgares et qu’il se retrouve, à une multitude de signes, dans le corps même de la société bulgare actuelle 158 . Le folklore subit une tentative de rénovation, en étant perçu à la fois comme patrimoine et comme objet de nouvelles pratiques, « folklore contemporain » (Mitzeva, 1997). D’une part les « études folkloristiques » ont un champ d’action et de visibilité effectif (des chercheurs, des laboratoires, des instituts, des revues, des musées...), d’autre part elles entendent continuer à jouer un rôle heuristique dans la fameuse « transition » : on a ainsi pu parler en Bulgarie, d’un « folklore du changement », saisissant les modes d’expression populaires de la transition sociale et politique (Ivanova, 1999).

Si l’on accepte de voir dans les « sciences du peuple » autre chose que de pures survivances scientifiques appelées à disparaître, elles peuvent contribuer à une interrogation sur la manière dont les sociétés balkaniques pensent leurs particularismes et se posent la question de leur prétention à l’universalité. Dans le contexte de la globalisation culturelle, le folklore constitue ainsi simultanément une ressource culturelle, un patrimoine et une mémoire (Bokova, 2006). Après avoir été synonyme du rural et introduit à ce titre dans les représentations urbaines de la tradition dès les années 60, dans le cadre de festivals, il devient aujourd’hui un synonyme du local, produit pour de multiples publics, et à de multiples échelles : « aujourd’hui le folklore se pense et s’utilise comme expression du “local”, du spécifique, de l’unique. Et cela se projette au niveau “international”. Le schéma est tel, parce que notre tradition se pense et sa valeur se légitime au travers de la participation internationale – l’intérêt des autres envers nous » (Bokova, 2006). Si cette transformation du folklore en ressource culturelle est rendue évidente par la globalisation des échanges et ses effets en termes de réancrages locaux, il est cependant trompeur de la mesurer à l’aune du changement de système politique survenu après 1989. En effet, dès les années 70, le folklore n’est pas considéré uniquement comme une pratique et un discours scientifiques, mais comme une pratique culturelle et un type de culture artistique porteuse d’une esthétique.

Notes
158.

C’est un champ de questionnement similaire qu’aborde Colovic (1992) à propos de l’ex-Yougoslavie.