Survivance et survivalismes

L’assignation culturelle du religieux est une reconstruction qui entend se présenter comme refondation : la forme qu’elle prend s’ancre dans des cadres sociaux contemporains. Ce type de réinvention est un bon exemple de ce que Maurice Halbwachs voit dans la mémoire collective : non pas du passé réactivé, comme si les formes anciennes étaient présentes à l’état latent, mais du présent qui se construit dans la référence au passé. La mémoire est un présent en exercice, en devenir : « on assiste en effet, quelquefois, à des renaissances imprévues, à des retours offensifs de croyances anciennes. (...) Il arrive que les circonstances sociales se modifient en ce sens que de nouvelles aspirations se font jour, qui se grossissent de toutes celles que la religion officielle a jusqu’à présent refoulées. Il ne faut pas se figurer, d’ailleurs, que c’est là effectivement une résurrection du passé, et que la société tire en quelque sorte de sa mémoire les formes à demi effacées des religions anciennes pour en faire les éléments du nouveau culte. Mais, en dehors de la société, ou, encore, dans les parties de celle-ci qui ont été soumises le moins fortement à l’action du système religieux établi, quelque chose de ces religions subsiste (...) dans d’autres groupes qui sont demeurés davantage ce qu’ils étaient autrefois, c’est-à-dire qui se trouvent encore engagés en partie dans les débris du passé » (Halbwachs, 1994 : 182-183) 159 .

La notion de survivance est un moyen commode d’intégrer l’exception dans la norme, perçue par référence à la tradition, et de renforcer la norme par l’exception. La singularité, que l’on attribue à une survivance, n’est pas l’indice social des décalages, des écarts de position voire des luttes entre le groupe et la société, mais l’indice culturel d’une altérité de soi, d’un « autre nous » vis-à-vis duquel on a dès lors l’affection révérencieuse pour ses ancêtres. Reléguée sur un plan d’altérité historique, une histoire « refroidie », elle ne dit rien d’autre de la société que ce que celle-ci entend dire elle-même de son passé. L’accent fréquemment mis sur des notions telles que l’hospitalité ou l’honneur, ne relève-t-il pas de la tentation « survivaliste » (Herzfeld, 1987) qui consiste à prêter à des groupes culturels identifiés, voire à des ensembles larges tels que des aires culturelles, une ou des « valeurs » considérées comme spécifiques, constitutives, intrinsèques ?

Une culturalisation s’opère, qui consiste à conférer à ces valeurs un tour identitaire tout en les faisant relever d’une forme d’altérité : elles décrivent autant ce que sont les autres que ce que nous ne sommes pas ou plus. Tout se présente comme si les valeurs en question étaient culturellement valorisées à mesure qu’elles se voient socialement archaïsées, ce qui pose le problème du passage de la culture comme unité de cohérence et de totalité à la société comme espace de mobilité, de hiérarchie et de contractualisation des rapports interpersonnels. Le regard sur l’objet étant regard sur soi, l’approche du kourban témoigne elle-même des interrogations sur les sciences de la société et sur les notions de culture, de peuple, de tradition, en Bulgarie et dans les Balkans.

Notes
159.

Une confusion demeure : pourquoi certains groupes sont-ils plus « arriérés » que d’autres ? Ce jugement d’arriération ne participe-t-il pas lui-même de la construction des registres de légitimité qui consiste à assigner sans cesse des positions de centralité ou de marginalité, de conformité ou d’exception, d’évidence ou d’incongruité, de norme et d’anormalité ? En continuant à utiliser l’idée de passé comme réalité objective, Halbwachs ne tire pas toutes les conséquences de son approche de la mémoire comme travail au présent : à savoir qu’il n’y a pas de passé « simple », neutre, en soi, qu’il est toujours saisi, énoncé, perçu selon les prismes présents, qu’il s’agisse de mémoire ou d’histoire.