III Un rituel entre les confessions

Le fond vétérotestamentaire, ciment anthropologique du kourban comme rite transconfessionnel ?

Contextes et enjeux de la description

Au travers des descriptions « exotiques » et « endotiques » du kourban et de différentes formes de ritualité sacrificielle et commensale, nous avons suggéré comment on qualifie des cultures et des sociétés, leurs liens et leurs différences au travers d’une pratique rituelle. La plupart des approches se rejoignent autour de l’idée que, dans les Balkans, le facteur religieux a contribué à façonner de grandes tendances culturelles communes, ponctuellement matérialisées en actes rituels. Le fait que dans de nombreuses régions bulgares, mais aussi ailleurs dans les Balkans, le kourban soit pratiqué à la fois par les populations musulmanes et les populations chrétiennes, souvent sous des formes comparables, oblige à aborder la question de leur trame commune mais aussi de leurs différences. Le rituel constitue un marqueur apparent de contiguïté et de distinction entre les appartenances confessionnelles. Ainsi, à propos d’une famille de Tsiganes musulmans de Bansko, Cuisenier note que « les Suleimanovi continuent de pratiquer leur kurban, le sacrifice rituel de l’agneau, à la fin du Ramadan, tandis que des Tziganes voisins, plus anciennement installés en Bulgarie, sacrifient l’agneau aux fêtes chrétiennes de la saint Georges ou de l’Assomption » (Cuisenier, 2001 : 447).

La manière dont le rituel est abordé reflète les contextes et les enjeux de la description. Ainsi, le caractère transverval du kourban est objet d’interrogation de la part des voyageurs, savants et folkloristes, qui y décèlent en général la preuve d’une altération de formes rituelles anciennes. Le kourban nous semble aussi un bon exemple de la complexité des rapports entre le national et le religieux, entre revendication d’un lien d’origine et lutte symbolique pour la primauté du sens. Dans le contexte d’un savoir lié à la construction nationale, tel que les « sciences du peuple », le religieux est mis au service de la nation : d’un côté, il constitue l’un des critères du soi et de l’autre, et on établit une équivalence entre Bulgare et chrétien orthodoxe d’une part, entre Turc et musulman d’autre part.

De l’autre côté, il est tenu à distance et éclipsé par les approches en termes d’origine, de tradition, de peuple : les folkloristes préfèrent asseoir le rituel dans une sphère traditionnelle magico-religieuse (Arnaoudov, 1972), éventuellement assimilée à un ethnos bulgare (Vakarelski, 1936). Le rituel et ses pratiquants sont confinés dans l’espace-temps de la tradition. Certaines études réalisées lors de la période socialiste inscrivent le kourban dans des cadres scientifiques explicitement marxistes (voir Blagoev, 2004 : 15). Dans les années 80, la pratique est abordée au travers de travaux portant sur des ensembles rituels particuliers, tels que la saint-Georges, ou sur des régions dont les traditions accordent une place significative aux pratiques sacrificielles, notamment les Rhodopes (Blagoev, 2004 : 15-16).

L’appréhension du rituel comme point de contact entre traditions religieuses, et comme pratique contemporaine située dans le temps et la société présents, semble avoir récemment pris gain de cause. Cette évolution coïnciderait-elle avec la fameuse « transition », cet état de changement aussi flou que durable dans lequel se situe la Bulgarie post-communiste et pré-européenne ? Alors que les cadres de l’anthropologie en général nous semblent soumis à interrogation, dans le contexte bulgare, c’est la possibilité même d’une « science du peuple », le statut de la tradition et des recherches sur les traditions culturelles, les rapports entre le soi et l’autre (culturel, religieux, national…), qui font question. Quoiqu’il en soit, dans les années 90, des études historiques, sémiologiques ou ethnologiques attestent de l’intérêt pour le système rituel dans lequel le kourban prend place, qui renvoie à des sources vétérotestamentaires autant que traditionnelles (Popova, 1995 ; Miltenova, Badalanova, 1996 ; Blagoev, 2004). Dans ce contexte, le religieux constitue un angle d’approche légitime : le kourban est ainsi étudié en tant que tel chez les Bulgares musulmans (Blagoev, 1996, 1999a, 2004).

Parallèlement, le kourban semble alors constituer une porte d’entrée suffisamment large pour poser la question d’une pratique « balkanique » (Popova, 1995) : on ne considère plus le rituel selon des cadres idéologiques liés à la nation ou à un discours politique particulier (marxiste), mais dans le champ d’une anthropologie générale, qui prend pour référence aussi bien des sources folkloriques que des méthodes structurales (ibid.). Le kourban est enfin envisagé comme caractérisation de la tradition, notamment comme stratégie individuelle et collective prenant appui sur la pratique et la revendication de la tradition (Krâstanova, Krâstanova et Bokova, Bokova, 2004), des questions qui suscitent aussi l’intérêt d’anthropologues étrangers (Bochew, 2002b, 2002c ; Givre, 2002).

Bien que l’on ne puisse toujours comparer terme à terme ces différentes approches, les reconfigurations dans les manières d’appréhender un même rituel traduisent selon nous un changement des enjeux, des contextes et des outils de l’anthropologie. Pour notre part, s’il nous semble nécessaire d’aborder le rituel de manière multiscalaire, c’est aussi afin de prendre acte de cette pluralité d’approches : nous avons choisi de considérer tout à la fois ce que dit le rituel et ce qu’il fait faire, mais aussi ce qu’il fait dire.