Croisements et partages

On identifie en général deux fêtes sacrificielles emblématiques que sont, pour les musulmans, le Kourban Baïram, avec le mouton ou le bélier comme victimes préférentielles, et pour les chrétiens la saint-Georges, Guerguiovden, lors de laquelle on immole des agneaux. Ces deux fêtes prennent toutes deux appui sur un archétype sacral tout en le reformulant : le Kourban Baïram commémore explicitement le sacrifice d’Abraham/Ibrahim ; le kourban de Guerguiovden entretient un lien implicite avec les Pâques chrétiennes. La référence commune la plus fréquemment mobilisée, entre chrétiens et musulmans est certainement le mythe d’Abraham, commenté par beaucoup d’ethnologues (Mliltenova et Badalanova, 1996 ; Blagoev, 1999), et qui revient parfois dans les propos des pratiquants eux-mêmes.

Pour Assia Popova (1995), le rituel s’inscrit dans une double spécificité sacrificielle et balkanique dont le point de repère initial est la nature abrahamique du sacrifice sanglant, qui non seulement constitue une prescription de l’immolation rituelle des animaux, mais fonde une conception vétérotestamentaire commune aux traditions hébraïque, chrétienne et musulmane. Envisageant une « typologie-échaffaudage » de « l’espace kourbanique » (p.151), à même d’intégrer des occurrences spécifiques d’un même modèle sacrificiel telles que la « fête des poules » (kokochka tcherkva), le kourban des saints Constantin et Hélène, le kourban réalisé lors de la construction d’un bâtiment ou le kourban de saint Georges, elle dresse un tableau croisé de plusieurs formes de ritualité, propres à chacune de ces religions, et liées à une fonction sacrificielle : circoncision, Kourban Baïram ou Ayd-al-Kabîr musulmans, sacrifices hébraïques, Eucharistie, kourban orthodoxe.

Le modèle sacrificiel abrahamique constituerait le fondement d’une approche anthropologique susceptible de rendre compte de cette tradition balkanique. Georgoudi (1979), Krâstanova (non daté) ou Blagoev (1999) rappellent eux aussi la teneur abrahamique du kourban, de sorte qu’un modèle se dessine, qui serait à même d’inscrire le rituel au-delà des clivages confessionnels ou ethniques : « de même que chez les musulmans, le thème de la consécration [promesse sacrificielle] d’un futur enfant se retrouve chez les chrétiens » (Blagoev, 1999a : 317). On retrouve ce motif, sous diverses formes, dans un grand nombre de légendes slaves (Dragomanov, 1889 ; Miltenova et Badalanova, 1996).

Malgré les divergences 160 , le discours ou plutôt le récit abrahamique permet de passer par-dessus les différences religieuses en renvoyant à un « tronc commun » entre christianisme et islam. La référence à l’épisode fondateur du sacrifice de son fils par le patriarche Abraham/Ibrahim se présente comme un plan de signification et de narration commun, qui permet de situer les pratiques sur une même échelle : il intervient notamment dans les explications des responsables religieux, qu’ils soient chrétiens ou musulmans, étayant d’arguments bibliques leur « version officielle » du kourban. On n’insiste pas toujours explicitement sur ce fonds commun, mais on procède par analogie : « le Kourban Baïram, c’est l’équivalent de Pâques », ou alors « le sacrifice d’Abraham, c’est comme le sacrifice du Christ ».

Les relations entre groupes confessionnels évoquent tout un paysage rituel et mythique. Ainsi du motif du saint tueur de dragon, figure transversale des mythologies balkaniques, mais aussi de la chrétienté et de l’islam en général. Chez les Coptes, Saint Georges est martyrisé sous le règne du roi Tatien, lui-même surnommé « le dragon » : « les Coptes ont aussi une tradition de résurrections de saint Georges » (Hasluck, 1929 : note de la p.334). Selon Hasluck, le dragon comme emblème aurait été introduit par les Croisés, et pour les musulmans, saint Georges était leur protecteur 161 . L’une des hypostases musulmanes du saint tueur de dragons est El-Khidr, également identifié à saint Elie, et parfois nommé Hetir Ilias (Hasluck, 1929, note de la p.334), le fameux Hederlez, « mixte » de saint Georges et de saint Elie particulièrement présent dans la mythologie tsigane. El Khidr est aussi le « verdoyant », autre attribut fréquemment associé à saint Georges, saint printanier du renouveau 162 .

Notes
160.

Pour les chrétiens, c’est Isaac qui est la victime, pour les Musulmans c’est Ismaël, fils d’Agar, la servante égyptienne de Sarah.

161.

Pour Hasluck, Jacques de Voragine aurait le premier livré la légende de saint Georges tueur de dragon, l’animal mythique représentant un adversaire à de multiples égards : « en vertu de ses prouesses contre les dragons, saint Georges est, comme saint Michel, un guérisseur réputé des esprit malades ». La victoire sur le dragon est l’équivalent de l’expulsion du démon, qui pervertit l’esprit et rend mauvais.

162.

L’un des rares saints musulmans cavaliers, il est représenté comme un voyageur sur un cheval gris, aidant les autres voyageurs en détresse. Il arrive qu’il se substitue à un autre saint dragonoctone, saint Théodore : ainsi, l’identification de Khidr à saint Georges, « que le roi tyrannique essaya en vain de tuer » (Hasluck, 1929 : 334), laisse la porte ouverte à d’autres métissages. Hasluck postule un lien entre l’ancêtre Elie, immortel, et le jeune soldat Georges, plusieurs âges et périodes de la vie humaine comme de la nature s’y trouvant superposés, symbole d’un saint permettant d’articuler de nombreux passages. L’un de ces passages fondamentaux consiste précisément dans le remplacement d’une foi par une autre, d’un pouvoir par un autre, d’une royauté et d’une souveraineté par d’autres : aussi insiste-t-on fréquemment sur l’animosité du despote envers ce saint subversif.