La question de la légitimité sacrificielle

Existe-t-il un système relationnel intercommunautaire et interconfessionnel ? C’est une chose de se demander comment le kourban est pratiqué et pensé par les chrétiens d’un côté, les musulmans de l’autre ; c’en est une autre d’étudier comment il est pratiqué et pensé entre chrétiens et musulmans, et s’il l’est. Le kourban joue un rôle dans le système relationnel entre les différentes communautés parce qu’il implique des procédures d’échange, de dons réciproques, de commensalité. Ainsi, il est de coutume d’offrir une partie de la chair ou du repas sacrificiels aux voisins, amis, parents, pauvres...

L’échange de présents symboliques est l’un des aspects les mieux étudiés par les ethnologues : « les voisins “infidèles” d’en face ou d’à côté bénéficient toujours d’offrandes et de présents rituels. En effet, lors des bayrams, les musulmans offrent une partie du kurban à leurs voisins chrétiens et en reçoivent, à la fête de Pâques, des œufs peints en rouge » (Ts. Gueorguieva, 1993 : 167). On observera que ces procédures d’échange ne sont pas complètement symétriques : ce n’est pas tout à fait kourban contre kourban, mais d’un côté la chair sacrificielle, de l’autre côté les œufs, qui ne sont pas un kourban. « Du côté de la pratique chrétienne, on offre des œufs peints et des kozunatzi [brioches], de la viande et de la baklava du côté de la pratique musulmane » ; par ailleurs, « en fonction de l’interlocuteur, l’accent sera mis sur l’usage spécifique d’un type de viande – ovine ou bovine, ou “non porcine” » (Bokova, 2004 : 25).

D’ores et déjà, dans la pratique, des éléments distinctifs apparaissent, qui marquent en quelque sorte la différence dans et par la relation. Le sacrifice en tant que tel n’a pas le même statut dans chaque religion : chez les musulmans, pour lesquels « abattage et sacrifice ne se distinguent pas » (Kanafani-Zahar, 1999a : 121), il s’agit d’un acte majeur et officiel, qui rattache ses exécutants à l’ensemble de la communauté religieuse ; chez les chrétiens, la dimension sacrificielle proprement dite n’obéit pas à une prescription explicite, et son caractère officieux, voire « parallèle », prend son sens dans une histoire locale et une dimension festive.

Il y a aussi le problème des interdits alimentaires : en principe, les musulmans ne peuvent consommer d’une chair que si elle a été rituellement abattue selon leurs canons, alors que pour les chrétiens, les interdits alimentaires ne portent pas sur le mode de mise à mort mais sur la consommation de produits animaux en période de carême. Si, dans les faits, ces interdits ne sont pas systématiquement respectés, ils n’en demeurent pas moins, en contexte rituel, des traits distinctifs : se pose en filigranne la question de la légitimité sacrificielle, différente pour les chrétiens ou les musulmans.

Entre les deux religions, il s’agit d’une sorte de pratique à la fois voisine et en décalage : entre différence et similitude, ni les rythmes, ni les lieux ne coïncident tout à fait. Ainsi, les coordonnées spatiales et temporelles du kourban varient selon les rythmes rituels des groupes qui le pratiquent. Les différences d’inscription calendaire ont un effet sur la rythmicité propre à chaque communauté confessionnelle, donc sur la conception et la construction temporelle du rituel : les prestations interconfessionnelles en dépendent. Tsvetana Gueorguieva note ainsi que « la fête luni-solaire de Pâques ne coïncide pratiquement jamais avec aucun des baïrams liturgiques. Ces fêtes canoniques sont célébrées séparément par chacune des communautés religieuses » (Ts. Gueorguieva, 1993 : 167).

Les rapports entre les religions sont eux-mêmes vus en termes de continuité autant que de différence : on se trouve en présence simultanée d’explications conciliantes des liens fondateurs entre religions du Livre, et de revendications d’une spécificité irréductible. Ainsi de l’argument de la supériorité de l’islam comme la dernière des religions révélées et donc la plus complète : « le Christ n’a pas eu le temps d’accomplir sa mission, il a été crucifié et Mahomet est le vrai envoyé de Dieu » (hodja de la mosquée Djumaya). Tout en attestant des rapports intimes entre christianisme et islam, on use de la rhétorique de la succession des révélations et des prophètes : l’islam est la religion parce qu’il unifie et dépasse les prophètes précédents. Les règles d’accès au « sacré », et notamment au temple qui le matérialise, sont un autre de ces traits distinctifs : il s’agit en fait des espaces communautaires intimes du religieux, où, d’un certain point de vue, présence vaut appartenance. On y loge la différence, comme si cette différence était localisable.

Ainsi, Hakim Békir effendi, le hodja de la mosquée Djumaya de Plovdiv, estime qu’il est sale de pénétrer dans un temple avec des chaussures et les pieds non lavés, comme le font les chrétiens ; de même, ils font le kourban, mais « pas comme les musulmans [pas dans les règles], puisqu’ils égorgent tous les animaux, y compris le cochon » (entretiens à la mosquée Djumaya, Plovdiv, janvier-février 2000). Par contraste, un prêtre officiant à Samokov mais originaire de Sofia, otetz Emil Hristov, relève que le kourban n’est pas obligatoire, et que de multiples autres formes de don peuvent s’y substituer : « c’est seulement dans l’esprit des gens. A la place, on peut offrir un tapis, des vêtements. On peut même acheter de la viande de boucherie ».

Plus précisément, il rejette l’acception sacrificielle du rituel : « les gens ressentent le kourban comme un sacrifice sanglant, pour eux, il faut faire couler le sang. Mais ce n’est pas chrétien. C’est une survivance païenne, que l’église tolère par pitié ». Il rapproche cette pratique des comportements religieux des Tsiganes : « ils vont indifféremment chez le hodja ou chez le pope, ils se font baptiser s’il le faut, ils visitent l’église pour obtenir un profit particulier. Mais à quoi sert d’être baptisé, et de prier, si juste après on va au marché pour voler ? ». Pour ce prêtre, relativement éloigné des pratiques locales et notamment des particularités rituelles du monde rural, le kourban est une signe d’impureté et de mélange, au même titre que la versatilité religieuse des Tsiganes, par ailleurs stigmatisés comme voleurs.

Le kourban pose des problèmes de compatibilité avec les cadres chrétiens, notamment les prescriptions alimentaires du mercredi et du vendredi : « les gens veulent faire le kourban à telle date, sans respecter les interdictions. Je ne peux pas leur interdire de manger de la viande pendant le carême, mais ils ne peuvent pas me forcer à bénir le kourban ». Toute une gamme d’attitudes permettent de limiter l’implication du prêtre dans l’acte sacrificiel : bénir seulement le sel, inciter les gens à offrir de la viande de boucherie, offrir les animaux vivants. Le kourban est rejeté du côté d’une impureté rituelle globale : otetz Emil précise que le rituel a d’ailleurs été largement récupéré par les communistes.

Sur la désignation religieuse, chrétienne ou musulmane, se greffe une critériologie culturelle du soi et de l’autre : la religion est un des éléments du codage culturel des relations sociales. Cela ne signifie pas qu’un seul discours est invariablement tenu ou possible : au contraire, si codage il y a, c’est toujours en contexte ou en situation. Davantage qu’une identité en dur et immuable, la religion constitue un réservoir symbolique et notionnel, parmi d’autres, dans lequel on peut être amené à puiser pour se situer par rapport aux autres. Aux règles supposées de la relation, on peut superposer les négociations perpétuelles du sens de soi et de l’autre.