Ensemble mais séparés : un récit de coproduction rituelle

La dimension interconfessionnelle du kourban ne va pas de soi : la différence entre règle instituée et absence de règle, qui peut prendre dans le cas libanais (Kanafani-Zahar, 1999a, 1999b) le tour d’une véritable co-pratique, sert tout autant, dans l’exemple bulgare, à instaurer une ligne de partage entre pratique chrétienne ou musulmane. En l’absence d’exemples tirés de l’observation, voici un récit dans lequel apparaissent certaines des modalités et des limites de la coproduction rituelle. A Rakitovo (Rhodopes), en 2001, un kourban commun (obcht kourban) fut décidé, réunissant les communautés musulmane (Bulgares musulmans, appelés aussi Pomaks) et chrétienne du village.

Ce genre d’événements s’inscrit en général dans des circonstances hors-normes : sécheresse, catastrophe, etc. Dans le cas présent, c’est un nombre anormalement élevé de décès dans le village, notamment chez les jeunes gens, de quelque confession qu’ils soient, qui conduit les habitants à décider d’un tel kourban interconfessionnel mais pas transconfessionnel. A circonstances exceptionnelles, kourban exceptionnel : chacun a réuni de son côté les moyens nécessaires à l’achat des animaux et des ingrédients, à l’église et à la mosquée, puis on s’est retrouvé dans un endroit situé « en dehors du village », où les kourbani ont été préparés, sanctifiés et distribués parallèlement.

On explique donc que chaque communauté avait ses animaux, ses équipes de cuisine et qu’il y a eu des bénédictions séparées, par le hodja d’un côté, le pope de l’autre côté : « nous prions à la chrétienne, eux prient à la musulmane » dit Otetz Sacha, prêtre à Rakitovo. Mes interlocuteurs ne s’étendent pas sur le sujet, n’y voyant d’ailleurs pas matière à réflexion, ce genre de pratiques étant pour eux le reflet de la mixité villageoise, de l’entrelacs des communautés. Pourtant, elle désigne tout autant le travail de la proximité et de la distance à l’œuvre dans la qualification du soi et de l’autre, et de leurs relations. Qui est le soi, qui est l’autre ? Il s’agit le plus souvent de rapporter l’autre à soi : otetz Sacha décrit une situation d’interconnaissance intense, au sein des quartiers, mais il confie par ailleurs que de nombreux jeunes Bulgares musulmans (Pomaks) viennent se faire baptiser en douce, et assistent aux grandes fêtes chrétiennes telles que Pâques ou l’Assomption, preuve pour lui de la supériorité de la foi chrétienne. Si plusieurs « Turcs », ainsi qu’il les appelle, ont aussi aidé à la restauration de l’église, c’est « parce qu’ils ont gardé l’esprit bulgare, et se sentent Bulgares tout en étant Pomaks »...

Dans ce cas précis, la mixité religieuse semble admise dans la mesure où elle se voit réduite à une origine supposément commune ; le prêtre cherche une explication diachronique à un fait synchronique, et le discours de la coexistence entre les confessions n’empêche pas l’insinuation ou la stigmatisation. L’argument de la coexistence ne se laisse pas facilement appréhender : dans sa fréquence, il correspond souvent à un effet rhétorique, qui renvoie en partie aux questions posées et en quelque sorte à la situation d’interaction au cours de laquelle il est sollicité et mis en scène. Comme conscientisation et problématisation de la question de la différence et de la proximité, il est tout à la fois inscrit dans le quotidien et dispensé d’un point de vue extérieur, comme si l’image donnée devait se conformer à l’image postulée. Comme nous le verrons par la suite, la notion de coexistence est une manière de neutraliser la problématique de la mixité, constamment hantée par l’idée du soi et d’une forme de pureté : il y a une conscience de soi dans la conscience des autres.

Des distinctions implicites attirent l’attention dans ce récit : on décrit les pratiques sacrificielles, sacramentelles et culinaires comme effectuées ensemble mais séparément, en parallèle ; de même, on dit que, chez les musulmans, l’obligation de donner est plus fondamentale que chez les chrétiens, qui accordent quant à eux davantage d’importance au fait de manger le kourban 163 . Ainsi, chacun trouve, dans un cadre commun, le mode d’expression de son appartenance confessionnelle propre. Le choix d’un espace religieusement neutre, décrit comme situé en dehors du village, où les deux communautés se sont réunies, est révélateur de ces négociations tacites qui permettent de privilégier une « communalisation », davantage qu’une communautarisation du kourban. Le récit qui est fait de ce grand kourban par les musulmans comme par les chrétiens, suggère une négociation de la relation interconfessionnelle, sur la base de rapports de proximité qui permettent de situer correctement chacun dans l’espace commun : on aménage un espace-temps commun, on coproduit le rituel, mais en faisant attention à ne pas tout « mélanger », car il y a des critères sacrificiels, alimentaires et liturgiques différents qu’il convient de respecter.

Si ce kourban réunit effectivement les deux communautés, c’est sur le plan de l’espace-temps rituel, en décidant d’un jour, d’un lieu et surtout d’une intention communs, qui vont aussi faire mémoire commune. Mais on est loin des pratiques médianes qui permettent de conjuguer les règles de chaque communauté religieuse de telle sorte qu’il y ait réellement une ritualité sacrificielle commune, comme dans le cas des communautés libanaises où les musulmans cuisinent pour les chrétiens qui en retour les invitent au repas. La coproduction du kourban n’aboutit pas à un tel gommage des spécificités religieuses qui supposerait de faire la cuisine ou de manger ensemble.

Le kourban, même quand il est coproduit, sert autant à relier qu’à séparer les communautés en question ; même dans ces cas où l’on serait tenté de parler d’interconfessionnalité, on se rend compte qu’il s’agit plutôt de coappartenance locale. La coexistence religieuse ne serait-elle pas en fait reconnaissance locale, au sens de re-connaître comme réitération du lien, ce qui suppose d’investir la relation sociale dans des valeurs sûres, stables, « froides », telles que celles qu’est censée produire la ritualité religieuse ? C’est en partie pour cette raison qu’elle se présente généralement comme anhistorique, cyclique, voire originelle, et que les forces de changement que sont l’histoire ou la politique lui sont perçues comme antagonistes, dangereuses.

Notes
163.

A simple titre d’exemple, ces quelques lignes sur le kourban de Gueorguiovden dans la région de Bourgas : « Tôt le matin, on amène l’agneau, on lui donne quelques poignées de sel, on fixe un cierge allumé sur l’une de ses cornes et on l’encense. Après cela on l’égorge (...). Chaque famille égorge un agneau et le mange elle-même (i samo si go iade). (...) On invite des proches et on organise un banquet », in Bulletin du musée national de Bourgas (1950 : 288, je souligne) : ainsi, rien n’est distribué en dehors du groupe, ou plutôt l’offrande en nourriture s’effectue sous forme d’invitation au repas.