Emprunts et croisements : la coexistence au quotidien

On atteste par exemple que « depuis la deuxième moitié du XVème siècle (...) il n’y a pas eu de production agricole spécialisée selon des principes religieux ou ethniques » (Ts. Gueorguieva, 1996 : 163). En parallèle, les systèmes alimentaires tendent à s’uniformiser, « tant en termes d’ingrédients que de mode de préparation », de telle sorte que « la tradition locale européenne type dans laquelle la nourriture basique est le pain fut aussi bien adoptée par les Musulmans » (ibid. ; voir aussi Gueorguieva, 1992). Cette homologie alimentaire, observable non seulement en Bulgarie mais dans l’ensemble des Balkans, outrepasse dans certains cas les tabous religieux, tels que l’interdit de la consommation du porc ou de l’alcool chez les musulmans (Mikov, 1998).

Inversement, les chrétiens comptent dans leur régime alimentaire un grand nombre de mets d’origine ottomane, à l’instar du baklava, sucrerie turque devenue « une nourriture rituelle traditionnelle lors des vacances de Noël » (Ts. Gueorguieva, 1996 : 163). De même, dans les Rhodopes, le terme molitvi ou pita, désignant le kourban akika, réalisé par les musulmans pour la naissance d’un enfant, est transposé dans les pratiques chrétiennes : on appelle ainsi le banquet organisé au troisième jour après la naissance (Blagoev, 1996 : 72).

Ces dérogations ou emprunts illustrent l’interpénétration des spécificités musulmanes et chrétiennes au sein d’un monde rituel local, éventuellement attestée dans des discours légitimants devenant eux-mêmes des explications traditionnelles. Tsvetana Gueorguieva donne des exemples parlants de ces traditions composées : « tu ne peux pas avoir un Baïram sans rakija [eau-de-vie], mais elle doit être bue après les prières à la mosquée », ou bien tel propos recueilli dans un village proche d’Asénovgrad peu avant Noël : « à partir de maintenant, nous devenons chrétiens pour 40 jours. Nous mangeons du porc et buvons du vin. Puis nous serons à nouveau musulmans » (1996 : 164-165).

On remarque également l’existence de nombreux lieux sacrés similaires voire communs aux deux communautés, et faisant l’objet de dévotions multiconfessionnelles à l’instar du fameux gisement de Lemnos déjà évoqué : c’est le cas du monastère de Sveti Vratch (« saint guérisseur » [vratch signifie aussi sorcier], en fait les deux saints Kosma et Damian, connus pour leur efficacité thérapeutique), dans les environs de Kuklen (entre Asénovgrad et Plovdiv), dont la source miraculeuse est fréquentée des chrétiens comme des musulmans (le fait que dans la cour de ce monastère se trouve un türbe – pierre tombale ottomane, mausolée – n’y est probablement pas étranger).

Souvent cependant, ces lieux sont périphériques, ou délocalisés sur la « carte du sacré » : ils sont caractérisés par la présence de cultes non-institutionnels, « populaires », qui échappent en partie au pouvoir religieux officiel ou n’en attendent pas une reconnaissance effective pour exister. Quoiqu’il en soit, ces exemples s’inscrivent, dans les Balkans comme en Méditerranée, dans la « longue durée de la mixité cultuelle » (Albera, 2005b : 138), propre à relativiser les lectures essentialistes et strictement culturalistes du religieux et des religions. Entre pratiques chrétiennes et musulmanes, les relations sont tout autant de distance que de proximité, de distinction que de mixité.

Sans pour autant remettre en cause les sentiments d’appartenance ou de différence, « la circulation interreligieuse est multiforme et emprunte toutes les directions » ; elle s’inscrit dans un « flou confessionnel », une « religiosité en mode mineur », matérialisée dans ce que Dionigi Albera appelle des « pratiques “de frontière” » (Albera, 2005b : 143-144). L’idée que le religieux peut se présenter comme une formulation « frontalière », une frontière mouvante tout autant susceptible de clôture que de franchissement, d’exclusion que d’inclusion, est à retenir : il s’agit pleinement d’une manière d’articuler des relations.

Des personnalités telles que les hodjas sont parfois réputées pour des prestations magiques qui, tout en relevant d’une culture religieuse spécifique, « fonctionnent » pour tout un chacun, musulman comme chrétien : lorsque l’efficacité magique est au centre du rituel, les barrières religieuses tombent d’autant plus facilement que ce n’est pas l’identité religieuse, mais une croyance diffuse au surnaturel, qui est au centre de la démarche. Ainsi des séances de divination exécutées par le hodja du village de Rakitovo, Ahmet Krobtchev : l’un de ses clients était un Bulgare chrétien, qui le consultait régulièrement avant de prendre des décisions importantes, et pour se « recharger ». Mario, le client, porte en permanence l’amulette (muska) que lui a confectionné Ahmet, une petite pochette triangulaire en cuir qui contient un verset du Coran : il estime que « les musulmans ont une foi plus forte » pour régler les affaires de mauvais œil.

Enfin, on ne compte plus les saints transposés de l’une à l’autre religion (Ts. Gueorguieva, 1996 : 166), tels que El-Khidr, parfois nommé Hetir Ilias, le fameux Hederlez déjà évoqué. La description de la fête d’Hederlez par le hodja de la mosquée Djumaya de Plovdiv, Hakim Bekir, ne laisse aucun doute sur les similitudes avec la saint-Georges : lui-même le dit, « c’est la même chose », on célèbre le printemps, on fait la fête et on mange ensemble, dans le mahala (quartier), les bulki (jeunes femmes) se réunissent et chantent, ceux qui ont leur anniversaire invitent la famille, on se livre aux mêmes jeux que les chrétiens (se balancer sur des escarpolettes, se peser pour mesurer le poids pris au cours de l’année), etc.

La coexistence religieuse semble produire ses fruits mêlés dans les détails de la vie quotidienne comme dans les représentations collectives, comme le suggèrent ces lignes évoquant la vie quotidienne dans la Bulgarie de la fin du XIXème siècle : « les assemblées (sâborite) faisaient la joie de toute la population, sans distinction de religion. D’un côté, la population turque aimait énormément les banquets en plein air (teferitchite) et les zijafetite, de l’autre côté, on partageait avant tout le respect des endroits saints, sanctuaires, églises et les fêtes avec kourbani – comme le montre l’adoption d’un terme unique pour le sacrifice. À la foire mémorable de sveti Ieremija dans la région d’Elen, venaient des Turcs de la Tuzluk voisine. À la fête de la localité de Voïtchovetz, région de Kalofer, “l’aga s’est installé dans un kiosque spécialement préparé avec des arbustes”. A la fête de Trjavna le soubach (lieutenant de police) et les tchorbadjii se sont assis dans le kiosque au bord de la rivière et se sont réjouis ensemble de la fête » (Gavrilova, 1999 : 289).

Ces renvois incessants d’une tradition et d’une religion à l’autre constitueraient le quotidien d’une « stratégie de coexistence », telle que celle que l’on décèle dans les pratiques communes aux musulmans et aux chrétiens en contexte libanais : « une stratégie qui permet à l’inter-religieux de se développer. La coexistence est définie ici comme l’établissement de relations et non pas comme une situation politique d’équilibre dans le partage du pouvoir » (Kanafani-Zahar, 1999b : 203).

« Les sacrifices à l’occasion du mariage, de la commémoration de la mort d’une personne, de l’accomplissement d’un vœu, sont communs pour les musulmans et les chrétiens ; l’adha, et la circoncision sont célébrées par les musulmans, et le baptême et le carnaval marfa’ par les chrétiens. On sacrifie aussi pour l’inauguration d’une nouvelle maison, le retour d’un voyage, et pour honorer un invité ou un notable » (Kanafani-Zahar, 1999a : 141). Ce panorama des pratiques sacrificielles libanaises évoque celles du kourban en Bulgarie. Mais, tout en suggérant que les interactions communautaires et religieuses se déroulent, sinon dans l’harmonie, du moins dans un ordre entériné par la tradition, le terme de stratégie implique aussi un rapport perpétuellement négocié.

Mais en envisageant le kourban comme « stratégie rituelle » on doit se garder d’en faire une pratique a priori transconfessionnelle ou interconfessionnelle, puisqu’il sert tout autant à ménager des distances communautaires qu’à en permettre le franchissement. Les pratiques de coexistence visent autant à dépasser rituellement les différences dans un espace-temps déterminé, qu’à réaffirmer ces différences dans l’acte même de la rencontre. L’espace-temps de l’échange, précisément en vertu de sa dimension ritualisée, formule en somme la relation intercommunautaire, identifiant les parties en présence à mesure qu’il les relie, instaurant simultanément la frontière et son franchissement.

Parlant des échanges interconfessionnels, on touche d’emblée à la notion de frontière : comment se transmettent les choses (biens, personnes, paroles, symboles...) d’une communauté à l’autre ? Comment se manifestent l’échange et la relation interconfessionnels ? Ont-ils des formes établies, clairement admises et travaillées, usitées, par les gens ? Ou plutôt, ne peut-on pas déceler certaines lignes de convergence, qui relèvent de ce que l’on pourrait appeler des pratiques de reconnaissance, mises en œuvre dans des contextes et des circonstances précis, sans qu’il soit pour autant possible (ou nécessaire) d’en tirer un « modèle » ?

En effet, tout en insistant sur la dimension abrahamique du rituel, et la fraternité des religions du livre, on reste arc-bouté sur les spécificités de chaque communauté : ainsi « notre manière d’égorger est la seule bonne », diront les musulmans, « nos kourbani sont chrétiens » diront les orthodoxes. Plutôt que de modèle de coexistence, on pourrait parler de constructions sociales communes où se gèrent les différences culturelles. Une explication en termes de multiculturalisme laisse à penser que des cultures bien distinctes coexistent ponctuellement et se séparent le reste du temps (Agelopoulos, 2000).

Toutes choses égales par ailleurs, la comparaison semble possible avec l’exemple libanais, dans lequel « nous ne sommes pas (…) en présence d’une société multi-culturelle, mais plutôt d’une culture de référence à deux variantes religieuses, une culture mère, une matrice culturelle, où la religion est différente, mais où celle-ci est tempérée, transformée » (Kanafani-Zahar, 1999a : 125-126). Bien que « les Chrétiens saignent les animaux lors de l’abattage, (...) la différence [avec les Musulmans] provient de l’absence d’un texte, donc d’une loi » (Kanafani-Zahar, 1999a : 124). En conséquence, « pour les Shî’ites, l’abattage suivant la pratique chrétienne n’est pas hâlal, car tous les gestes légitimants ne sont pas accomplis » (p.125). Les Maronites, en « l’absence de codification rituelle », laissent alors le soin aux Shiites d’égorger le mouton, car ces derniers disposent de critères de jugement « officiels » de la légalité de l’acte.

Afin de permettre à chacun de participer à la fête commune, se dessine un partage implicite des tâches, lié à la légitimité à accomplir tel ou tel acte, et indice d’une interpénétration très forte. « Le maronite accepte que le rite d’une autre religion soit appliqué à une pratique liée à la célébration d’une fête qui lui est propre, pratique que sa religion n’interdit pas. Il n’établit pas les catégories du pur et de l’impur comme le fait le shî’ite car sa religion ne les établit pas. C’est cette asymétrie qui rend possible l’adaptation à la contrainte rituelle des shî’ites » (pp.126-127).

La notion de commensalité justifie également l’interconfessionalité : « les familles chrétiennes font appel aux Shî’ites pour l’abattage “pour les introduire dans la festivité, afin qu’ils ne soient pas exclus. C’est le sens de la communion et du partage. La religion, c’est avant tout la communion ; on accomplit notre sacrifice selon leur rite pour qu’ensemble on puisse prendre part à la communion entière du village” » (p.126). Les termes hâlal et harâm sont utilisés par les Maronites eux-mêmes, une transposition langagière qui indique la recherche d’une légitimité de l’acte rituel ou l’adoption, en l’absence de ceux-ci dans la matrice chrétienne, de critères de légitimité relevant de la matrice musulmane. « Ces correspondances s’expriment dans un espace “neutre” que nous avons appelé espace de “laïcité” relative où l’interreligieux s’épanouit et où elles sont accomplies afin que la différence religieuse ne soit pas une cause de distance » (p.127).