La « coexistence » : modèle culturel, modélisation anthropologique

En Bulgarie, la thématique de la coexistence interconfessionnelle forme tout à la fois un système culturel, un mode social conçu comme traditionnel, un prisme au travers duquel apparaissent les relations sociales, un modèle anthropologique et un argument politique. La coexistence est un trait rhétorique qui sert à qualifier, non seulement l’état normal des relations entre groupes, mais une caractéristique de la société bulgare, héritée de l’empire ottoman (Ts. Gueorguieva, 1996). La dimension interconfessionnelle du kourban est ainsi souvent mise en avant comme argument en faveur d’une « communauté de pratiques », qui permet à différents groupes confessionnels d’entrer en relation par le biais de la ritualité tout en conservant leurs spécificités dogmatiques et rituelles 164 .

Il s’agirait d’un registre de reconnaissance mutuelle s’inscrivant dans un vaste ensemble relationnel, voire un système symbolico-rituel mixte, historiquement attesté par la coexistence prolongée sur des territoires identiques de communautés de confession et d’origine ethnique ou nationale différentes : « les siècles durant lesquels des groupes ethniques et religieux variés ont coexisté en Bulgarie, ont conduit à la formation d’un système flexible de régulateurs sociaux gouvernant les interactions entre eux. Il avait pour but d’élargir le champ des contacts de bon voisinage entre eux et de réduire les chances d’éclatement de conflits destructeurs. Les Bulgares tirent fierté de la nature rationnelle de ces régulateurs traditionnels, de leur attitude pondérée à l’égard de “l’altérité” et de leur tolérance » (Tomova, 1995 : 17).

Faisant de la tolérance une tradition pluriséculaire de la Bulgarie et un trait de caractère des Bulgares, cette formulation n’est pas sans poser un problème historique et anthropologique, à commencer par le fait que la nation bulgare est somme toute une construction récente. Bien que puisant à des strates historiques et anthropologiques prétendument antérieures et profondes, l’idée d’une coexistence entre les peuples au sein de la société bulgare reste intrinsèquement liée au cadre historique et politique statonational. En écrivant que « le “modèle ethnique bulgare” n’a de valeur que dans le contexte politique actuel des Balkans » (Barouh, 2001), Emmy Barouh suggère que la coexistence constitue un regard porté sur la société et son histoire à partir de ce contexte national et des changements qui l’affectent avec la « transition ».

Ainsi, l’une des questions que pose la notion de coexistence réside dans les changements d’échelle qu’elle tend à opérer, comme si ce qui s’observait au niveau d’un terrain de recherche délimité, un quartier ou un village, témoignait d’une réalité politique plus vaste, à l’échelle d’un pays comme la Bulgarie, voire d’une région telle que « les Balkans ». Il semble nécessaire d’appréhender cette notion dans une perspective multiscalaire : tels que décrits plus haut, les exemples de croisement rituels entre chrétiens et musulmans traduisent principalement l’interpénétration, dans le « monde local », d’une multitude de critères du soi et de l’autre, parmi lesquels figurent non seulement l’appartenance religieuse, mais les affinités construites dans le voisinage, les relations professionnelles voire familiales, la co-participation à la vie sociale et festive, etc.

Mais il serait osé, fort de ces exemples, de voir dans le kourban une véritable stratégie de décommunautarisation, tant l’effort de différentialisme et de particularisme a marqué l’émergence des logiques nationales dans les Balkans et s’avère l’un des identifiants majeurs de la place de chacun dans la société globale. Fortement associée à l’échelle locale, la notion de coexistence ne semble pas transposable telle quelle à l’échelle nationale, et on peut douter qu’elle permette de caractériser les relations entre communautés confessionnelles et ethniques à l’échelle d’un ensemble de sociétés telles que les sociétés balkaniques. La coexistence ne constitue pas un modèle relationnel isolé ou préservé des multiples échelles de construction des rapports entre le soi et l’autre, notamment le discours politique national. Au contraire, elle répercute ces rapports avec d’autant plus d’acuité, et parfois de violence, qu’elle les transforme en expériences intimes et en composantes du « monde local ».

Ainsi, dans le cas de la Bosnie, les relations de voisinage, loin de devoir être idéalisées, marquent plutôt un ordre de construction de l’intimité dans le voisinage, qui pour autant qu’elles servent à réguler les relations intercommunautaires, interconfessionnelles, interfamiliales, interpersonnelles, n’en sont pas moins aussi efficientes dans les cas extrêmes de la guerre civile et du déchirement social que dans un contexte de relations normalisées : entre « bon voisinage » et « crime intime », les mêmes mécanismes sont à l’œuvre (Bougarel, 1996).

Comme nous l’avons déjà dit, la « coexistence » n’est pas un modèle binaire : elle peut en même temps être poussée jusqu’à l’affirmation du même et servir à exprimer le différent. Elle porte sur des objets précis, à propos desquels s’opère une négociation, et qui cristallisent, souvent en les mettant en scène, les rapports de proximité et de distance entre communautés. Ces objets ne préexistent pas à la coexistence, mais sont produits à cet effet : la coexistence n’est pas tant un modèle qu’une pratique. A ce titre, elle affirme d’un même mouvement, et comme l’une par l’autre, la proximité et la distance : « l’invitation aux cérémonies religieuses, par exemple, ouvre les frontières communautaires mais ne les efface pas, l’association aux cérémonies familiales compense l’endogamie communautaire mais ne la remet pas en question » (Bougarel, 1996 : 84).

Cette forme de reconnaissance n’est pas à confondre avec l’intimité, les mécanismes internes selon lesquels un groupe se considère et considère le monde, ce que l’on pourrait qualifier de « valeurs » en ce qu’elles s’avèrent déterminantes pour la vie du groupe, et qu’en leur absence celui-ci estime qu’il encourt des transformations irréversibles 165 . Pour distinguer différents registres de la relation, la familiarité (« l’espace de proximité et de quotidienneté », Bougarel : ibid) se situerait entre l’intimité (partage d’une identité commune, endogamie, etc.) et la reconnaissance (partage d’une socialité commune, ou d’une mitoyenneté, dans la distance).

Notes
164.

Un kourban réunissant orthodoxes et catholiques est présenté dans le film Bulgaria : models of coexistence (Bokova, 2001).

165.

L’intimité a alors à voir avec la ritualité en ce sens qu’il s’agit à chaque fois de processus d’ordre, qui déterminent un ordre des choses, et confèrent une existence propre : sans eux, le sujet ou le groupe semblent ne plus exister en tant que tels.