Localisation et temporisation du religieux

Parce qu’il permet l’interaction entre des éléments tirés d’une matrice religieuse (calendrier liturgique, prières, etc.) et des pratiques ancrées dans un territoire familier, localisé, tissé d’interconnaissance, rapporté à une histoire et une mémoire des lieux (les chapelles, etc.), le kourban renvoie à une religiosité associée au « localisme ». La « religion locale » implique « un flux de biens, de services, d’informations et de personnes insérés dans un réseau topographique qui recoupe en partie les grandes frontières politiques et ethniques » (Vâltchinova, 1999 : 51 ; Charuty, 2001 : 361).

Cette définition dépasse le cadre de la pratique religieuse pour envisager le ou les groupes qui sont impliqués dans cette pratique en tant que composantes d’un système social local. Le cadre d’observation du kourban, c’est la Bulgarie contemporaine certes, mais avant tout la Bulgarie des villages, des petites villes, des quartiers, où cette pratique religieuse est une marque de co-appartenance, d’interconnaissance et d’inter-reconnaissance, un événement social local et une occasion festive autant qu’un acte religieux : religion locale et appartenance locale sont liées, le religieux étant l’un des éléments de la construction du tissu social local.

Le religieux constitue donc une facette du « monde local », au même titre que les relations sociales quotidiennes, les modes professionnels, les rapports politiques, les parcours personnels : la ritualité du kourban constitue un travail collectif au sein de ce monde local. S’il a trait à des valeurs impalpables et à des rapports de croyance, le rituel constitue d’abord une pratique : il se veut notamment une forme incorporée de valeurs telles que l’entraide, la coopération, le fait de donner de soi, bien traduit par les expressions « cela vient du cœur » (ot sârtzeto) ou « c’est un désir » (mérak). Il n’est pas dissociable de son contexte : constituant une « manière de faire », il renvoie à des « manières de vivre ». Bien que situé en décalage avec le flux du quotidien, il en constitue une formulation.

Ce n’est pas la seule dimension religieuse qui est mobilisée dans le kourban, mais à travers elle l’appartenance au quartier ou au village, et une conception localisée de la religiosité, ce qui confère sa spécificité à chaque rituel, dans la relation à tel saint, l’histoire particulière de cette relation, etc. : si dans tel village, on fait un kourban pour Ilinden (Saint-Elie), dans un autre ce sera pour Spasovden (Ascension) ou pour Uspenie Bogoroditchno (Assomption), sans compter toutes les chapelles dédiées à un saint en particulier, qui accueillent aussi leur kourban.

Que ce soit une famille, un quartier ou un village entier qui le réalise, le kourban est localisé et contextualisé : il met en scène et en évidence la multiplicité des socialités qui traversent ce monde local. Ces socialités sont investies dans la ritualité, qui contribue en retour à « recharger » la société locale en socialité, par exemple par les multiples dons qui ponctuent la vie rituelle : « le kourban est très important, c’est une occasion pour tous de participer, en offrant des animaux, des légumes, des ingrédients variés » (Baba Ratka, Bansko, août 2002). Parce qu’il implique des organisateurs, des donateurs, des participants, des instances religieuses (le prêtre), le rituel permet d’inclure l’ensemble des composantes de la société locale dans un cadre religieux et festif.

La participation religieuse prend des formes variées : dons en argent, dons d’animaux ou d’ingrédients pour la préparation du kourban, travail bénévole sous différentes formes (réunir les fonds, acheter les animaux, cuisiner), mais aussi parfois prestations rémunérées lorsqu’un cuisinier professionnel est engagé. Aux dons privés en nature (animaux, ingrédients) s’ajoutent les petites sommes récoltées auprès des villageois au cours de collectes annuelles ; il n’est pas rare que l’église participe à la mise de fonds.

Souvent, ces différentes formes de financement se conjuguent, misant à la fois sur les dons, sur les cotisations et sur les avances de l’église, en équilibrant les comptes par la fixation d’un prix modique de la portion de kourban. Les bénéfices seront alloués à une tâche pieuse (rénovation d’une chapelle, restauration d’icônes) ou à la préparation d’autres kourbani. Il y a des kourbani gratuits, ceux organisés par des monastères qui possèdent le cheptel et l’argent nécessaires, fruits de dons réguliers des visiteurs : le kourban s’apparente alors d’autant plus à une action à portée caritative.

Le rituel marque une relocalisation périodique des personnes autour du village, de la vie de quartier, de la famille, des travaux domestiques et d’une existence collective dans laquelle le calendrier religieux ou rituel joue un rôle de repère et de marqueur social, à certains moments-clés. La tradition et la religion font partie des facteurs de continuité individuelle et collective auxquels ont recours les représentants d’une société en mutation rapide, bouleversée dans ses structures. La religion « locale » se manifeste par une ritualité « familière » : une composante de l’identité personnelle et collective, qui prend pour cadre un topos sacral, voire un milieu naturel précis auquel on estime appartenir, qui convoque une mémoire locale ou familiale, qui fait le lien entre pratique religieuse et société locale.

Le rituel joue un rôle dans la vie collective conçue comme milieu d’interconnaissance : il met en œuvre différents niveaux de familiarité, y compris entre représentants de groupes confessionnels différents, vivant en voisins ou partageant des liens divers (familiaux, professionnels, d’âge, etc.). Ainsi, par le système des dons liés à des intentions, le kourban s’inscrit dans le cadre des pratiques de patronage qui permettent de retraduire les liens entre individu et communauté en termes de co-participation religieuse (pour le cas d’Asénovgrad, voir Haïtov, 1983 ; Solakova, 1999). A côté des dons en nature et en travail, les dons en argent et en kourbani occupent une place significative dans l’économie sociale et symbolique locale : « la fête annuelle du kourban ou kourbani était une expression symbolique importante de bienfaisance locale dans la vie de la communauté » (Karakasidou, 1997 : 195) 166 . Un commerçant qui fonde une boutique offrira ainsi un agneau pour la fête patronale du village ou l’église du quartier.

À Trân, où un kourban est réalisé pour sainte Petka le 14 octobre, « la bête sacrificielle est offerte par le “businessman” et/ou par son fils, homme d’affaires lui aussi. Chaque année, une liste des donateurs indiquant les sommes offertes par chacun est exposée dans l’église, une autre dans la chapelle » (Vâltchinova, 2001 : 95). La prise en main religieuse locale ne se manifeste pas seulement par le kourban, mais par la restauration des lieux de culte, la mise en place de « comités d’initiatives ». Il s’inscrit dans les modes d’expression du sentiment d’appartenance locale, dans laquelle les positions et les statuts s’éprouvent et se formalisent. La ritualité s’exprime entre les liens locaux et les parcours morcelés des individus : elle les agence en un espace-temps commun, négocié localement.

La localisation et la temporisation du religieux constitue un carrefour ou une plate-forme où s’entrecroisent des parcours, des expériences et des attentes dans une configuration rituelle donnée. Le « rendez-vous » religieux fait communion de manière spécifique : il est toujours porteur, en même temps que de cet espace-temps circonscrit qui lui confère sa matérialité observable, d’une utopie et d’une uchronie rêvées : celles de la dévotion, de l’expérience fervente, du croire ou de la vision. Les hauts lieux religieux et spirituels, tels que les monastères, les sanctuaires, à partir du moment où ils sont également des hauts lieux communautaires, ont en outre une primauté rituelle : ils s’avèrent particulièrement « aptes » à accueillir le kourban et il est fréquent que l’on fasse son kourban dans un monastère (Bakalova, 2001).

Notes
166.

« the annual kourban or kourbani feast was an important symbolic expression of local corporate beneficence in community life ».