2) De la cérémonie à la fête

Kourban, praznik, sâbor, panaïr

Le kourban est associé à l’idée de fête villageoise, lors de laquelle la communauté resserre ses liens et se montre sous un jour festif, ce qui n’exclut pas la solennité lors des moments liturgiques : le terme praznik, qui sert à désigner la fête patronale, la fête religieuse, rend bien l’articulation de ces dimensions liturgiques et festives. Un praznik articule différents environnements concomitants mais distincts : la célébration religieuse proprement dite, dont le lieu est l’église ou la chapelle et dont le déroulement est celui d’une liturgie normale (y compris les offrandes en nourriture, comme le kolivo) ; le kourban généralement organisé dans la cour de l’église, espace prédéterminé par sa proximité au lieu de culte, sa position centrale et les installations temporaires ou permanentes permettant l’accomplissement des opérations de boucherie et de cuisine, mais qui n’est pas un espace cultuel à proprement parler : autour de cet espace se déploie le caractère festif du praznik ; enfin les maisons privées dans lesquelles on accomplit un kourban personnel (litchniat kourban), lié à une promesse personnelle, individuelle et familiale, et qui ressortit de l’espace domestique.

Les interactions entre ces ordres sont multiples et fréquentes : on vient faire bénir l’animal à l’église avant la mise à mort, on assiste d’autant plus au service religieux que l’on a par ailleurs une promesse personnelle, ou une commémoration d’un proche qui portait le nom du saint honoré, on vient partager son kourban personnel dans la cour de l’église où tout le monde est réuni pour la distribution du kourban collectif, etc. La notion de partage est au cœur de la convivialité et de l’hospitalité rituelles : on accueille volontiers les visiteurs, de même que l’on invite les plus pauvres (à Dospeï, région de Samokov, une demi-part du kourban du village était réservée aux retraités – pensionari).

Autre indice de la collusion entre la dimension festive et la dimension célébrative, l’usage des termes de sâbor (réunion, assemblée, mais aussi concile, foire, kermesse) ou de panaïr (fête, foire) pour désigner le jour du kourban. Autant qu’une preuve de religiosité, le kourban est considéré comme une fête tout à la fois populaire, communautaire et familiale. La dimension festive implique par exemple des arrangements avec la ritualité proprement dite : il n’est pas rare que l’on déplace sa date pour la faire coïncider avec un samedi ou un dimanche, jours de repos, de détente et de regroupement familial 167 .

Cette intrication de la liesse populaire et de la ferveur religieuse est explicite dans les propos des pratiquants : « on aime bien le kourban, parce qu’il porte bonheur, donne la santé et qu’on y boit ! ». Le kourban de saint Georges à Govedartzi, dans la région de Samokov, illustre l’interpénétration du liturgique et du festif : lors de cet événement régional significatif, connu au-delà des limites du village (on insiste sur le fait que « c’est un des plus gros kourbani de la région »), une foire se tient sur l’emplacement du monastère de saint Georges, où des marchands vendent sur des stands divers objets, où des buvettes sont installées, où l’on joue de la musique, où l’on danse.

La liturgie et ces activités « ludiques » sont séparées et reliées par le va-et-vient permanent entre l’église située au cœur du monastère, l’aire de travail des kourbandjii (une enceinte grillagée située dans la cour du monastère) et le lieu de la foire, dans les prés en dehors du monastère. Une graduation spatiale perceptible dans la pratique : c’est à l’entrée du monastère donnant sur les prés que les chaudrons sont amenés pour la bénédiction et la distribution du kourban. Alors que chacun, après avoir reçu sa portion, mange en plein air, assis dans l’herbe, le prêtre et les kourbandjii s’octroient une collation dans l’une des pièces du monastère.

« C’est comme une petite foire » (
« C’est comme une petite foire » (Guerguiovden, Govedartzi, monastère sveti Gueorgui, 6 mai 1996)

À Bansko (observations faites le 25 août 2002), le kourban d’un mahala (quartier) se présentait comme une appropriation privée mais collective de l’espace public. Depuis 6 ou 7 ans, le dernier dimanche d’août, les gens du quartier se réunissent autour du kourban fait avec le mouton payé par des cotisations, mais aussi par les recettes du kourban de l’année précédente. Ainsi, l’argent récolté lors de la vente des parts est gardé pour financer le suivant. Lorsque nous arrivons avec le prêtre, qui a été requis spécialement, trois chaudrons sont disposés au carrefour de deux rues ; des tables ont été dressées, pleines de pains. Otetz Zagorchin effectue son office promptement, le maïstor du kourban, Ivan Letchov, à ses côtés, l’aidant dans son office en prenant une braise dans le foyer du kourban pour allumer l’encensoir, qu’il tiendra tout au long de la bénédiction. Ivan est une figure locale de ce genre de célébration, un kourbandjija réputé et expérimenté, qui participe depuis vingt ans aux kourbani de Bansko. Il est l’organisateur et le coordinateur de ce kourban, et supervise l’équipe d’une quinzaine de personnes : à ce titre, il occupe une place visible dans les différentes étapes, aidant à la bénédiction, versant ensuite les parts de kourban aux participants.

Les gens du quartier, une cinquantaine de personnes, sont réunis en cercle autour des trois chaudrons, « pour la santé du quartier », puis une fois la tchorba distribuée, les femmes rentrent à la maison pour le repas, tandis que les hommes s‘attablent en pleine rue. On mange ainsi entre hommes, avec force boissons, plaisanteries, musique et chansons macédoniennes : Ivan tente visiblement de garder une contenance, qui contraste avec l’humeur grivoise de ses camarades. L’investissement liturgique et festif de l’espace du quartier est le marquage localisé de ce kourban. Il est frappant de mettre en contraste la socialité masculine spécifique qui se déploie dans la préparation et surtout le repas de fête, et la présence féminine qui est en fait une éclipse rapide : les femmes, les babi, les enfants, se signent, reçoivent leur portion et rentrent la manger dans l’espace domestique. Ainsi, les hommes ont leur table, les femmes la leur ; quant au prêtre, il ne reste pas. Le moment de la distribution proprement dite correspond à un pic d’intensité, dans la présentation publique du kourban et sa sanction sacrale, à laquelle succède une dispersion des participants, et un regroupement en fonction de leurs affinités.

Le jour du kourban, on prévoit de ne pas travailler, afin de profiter de la journée. Comme il a déjà été noté, c’est aussi un moment de « retour au village », duquel on profite pour venir rendre visite à la famille, qui lors des plus grandes fêtes (les deux plus citées étant Guerguiovden – saint-Georges ; Uspenie Bogoroditchno – Assomption) fait généralement son propre kourban le même jour (Krâstanova et Bokova : 7). Il faut mettre l’accent sur l’entrain des kourbandjii : tout en travaillant, on y parle beaucoup, les hommes y boivent parfois abondamment, chacun s’attelle à la tâche dans la bonne humeur. Il n’est pas rare de trouver dans une équipe de cuisine plusieurs personnes de la même famille, ou des gens qui ont été collègues de travail. D’une année sur l’autre, d’un kourban à l’autre, on retrouvera souvent les mêmes personnes remplissant les mêmes fonctions ; il y a un réseau social mis en place pour et par le kourban.

Le moment du partage des abats grillés 168 , en milieu de matinée, le repas de l’équipe une fois la préparation terminée, l’arrivée des participants et la distribution constituent des points d’orgue de cette convivialité. Le rituel représente un marquage de la vie de la communauté dont les gens sont fiers. On y projette l’image du village ou du quartier, par des manifestations de satisfaction, à l’égard des étrangers notamment : « cela, vous ne le verrez pas ailleurs », « regardez comme nous sommes tous très religieux », « ce kourban-là, c’est le meilleur repas ». La représentativité du kourban passe par ce déploiement dispendieux et cette surenchère au sentiment local : la communauté locale se fait fête à elle-même. Quant à la religiosité, le simple fait de « pratiquer la tradition » suffit parfois à en attester, le maintien du rituel (obred) dans sa topographie et sa sanction liturgique valant argument.

Bansko,
Bansko, kourban de mahala
Notes
167.

Dans un village de la région de Samokov, pour Ilinden (saint-Elie), on disait même avoir égorgé les animaux plusieurs jours avant, puis congelé la viande, ceci afin de faire le kourban un dimanche (6 août 1995) tout en accomplissant le rituel à la date patronale (le 2 août – calendrier julien).

168.

La consommation « entre soi » des abats grillés est également fréquente dans les cas musulmans : « la partie interne est destinée aux repas du midi et relève à ce titre du grillé. La partie externe est consommée aux dîners et relève du bouilli » (Brisebarre, 1998 : 96), introduisant ainsi une triple distinction culinaire : interne-« communauté »-rôti vs externe-« société »-bouilli, si l’on admet que « communauté » désigne ici les acteurs directs du sacrifice et « société » les protagonistes de la fête qui lui succède, destinataires de l’échange et commensaux invités.