Le mouvement rituel et la célébration d’un terroir

La fête n’est pas qu’une facette du rituel, ou son ornementation sociale, mais un élément central de transmission et de réinvention de la tradition locale, parfois indépendamment de son ancrage religieux comme le montrent les usages politiques des pratiques festives (Petrov, 1997). Ce contexte festif ou célébratif permet d’exprimer simultanément plusieurs registres d’appartenance (confessionnelle, familiale, locale...) qui débordent le seul cadre religieux. A l’occasion du kourban, la dimension familiale se superpose fortement à la dimension communautaire, et l’occasion religieuse, ou rituelle, devient un espace-temps d’articulation de ces dimensions. Des rapports étroits unissent le foyer, la maison et le temple, l’église, où se retrouve l’ensemble du village ou du quartier. Il est frappant que les repas sacrificiels transitent en permanence entre ces deux lieux emblématiques que sont la maison et l’église : on emmène son kourban personnel à l’église, on repart à la maison avec une portion du kourban collectif. Plus globalement, le produit du sacrifice est « mis en circulation » selon des règles d’offrande, d’invitation, de paiement, etc. qui impliquent tous les protagonistes et qui dépassent le strict cadre de l’église comme lieu de la religion.

Le jour du kourban, l’église n’est pas seulement un temple : elle sert de lieu de rendez-vous, de travail, d’aire de pique-nique, d’espace de loisir et d’amusement (dans les grandes occasions : foires, danses traditionnelles, jeux divers...). Un kourban s’inscrit dans une sorte de « mouvement religieux », une dynamique rituelle qui comporte peu de temps morts : allumer des cierges, embrasser les icônes, aller d’une église à l’autre, suivre le parcours qui va de l’entrée aux icônes et aux chandeliers puis ressortir, prier, chanter, aller boire l’eau à la fontaine sacrée, participer au kourban, manger, donner, prendre... Il y a une socialité affective, mais aussi une vitalité du religieux, une intensité rituelle qui suppose des « pics » et des « creux ». Le kourban prend place dans un ensemble rituel où chaque élément, de l’encens à la flamme des cierges, occupe une position précise, concourant à un ordre du sacré ; il laisse aussi la place à des investissements rituels particuliers et ponctuels. Comme le notait otetz Kostadin, prêtre du village de Maritza (massif de Rila), « il y a des gens dont le seul acte religieux est de venir au kourban », la seule occasion d’aller à l’église et d’avoir recours à une prestation religieuse. Le rituel constitue un religieux partagé, au carrefour des investissements collectifs et individuels.

Un kourban villageois (obchtoselskjat kourban) est généralement effectué pour la « santé » (zdravé) du village, du quartier, de la ville, pour que le saint préserve ses habitants, à titre collectif autant qu’individuel. Comme nous l’expliquerons plus loin, zdravé est une manière générique de désigner l’équilibre et le « bien porter » sous toutes ses formes. Le kourban réalisé en l’honneur du saint nominatif de l’église, ou des saints auxquels sont dédiés des sanctuaires, participe de l’entretien et du renouvellement des liens particuliers avec ces forces divines, territorialement présentes. Lorsqu’un kourban est effectué pour un saint, les gens se rendent à sa chapelle pour la liturgie, même si la cuisine est réalisée ailleurs (le plus souvent dans la cour de l’église).

La topologie des sanctuaires dédicacés à tel ou tel saint restitue l’histoire légendaire des relations de la communauté locale avec ce saint, souvent liées traditionnellement à des composantes « socioprofessionnelles ». Dans le village de Govedartzi (région de Samokov), le monastère dédié à saint Georges, dans lequel un kourban public est réalisé, renvoie dans la mémoire locale à la place de l’élevage dans ce village entouré de pâturages, et dont le nom signifie « bouviers ». Le kourban est dans ce cas associé à une activité et un terroir, parfois via une corporation qui célèbre son patron : pour les bergers, le kourban de saint-Georges a un caractère de rite corporatif 169 lors duquel on mange le « saint-Georges » (ou « saint-georgien », aghiorghiti) un agneau ou un chevreau (Aikaterinidis, 1979 : 74).

D’autres rites spécifiquement réservés à la corporation, par exemple la première taille des vignes pour Trifonovden, fête patronale associée à la viticulture, indiquent ce lien privilégié, voire personnel, qu’entretiennent ses membres avec le saint. On peut aussi considérer comme « corporatifs » au sens large les kourbani réservés à tel groupe d’hommes ou de femmes selon l’âge et le statut familial (célibat, veuvage, etc.). Le kourban prend généralement place comme une opération votive parmi d’autres dans un large dispositif rituel aux objectifs spécifiques : c’est le cas du kourban réalisé lors de zlatnata iabâlka (pomme d’or), un rite de fertilité bien pratiqué dans la région d’Asénovgrad.

Le kourban collectif est rarement accompli en soi et pour soi : il est une des pièces de la ritualité calendaire, un des moments d’une procédure rituelle dont les attendus sont par ailleurs bien définis. Seule la saint-Georges (Guerguiovden), « la fête plus grande que le Grand-Jour de Pâques » (Popova, 1995 : 167), qui fait office de fête familiale, requiert explicitement un kourban, lequel, même s’il ne relève d’aucune obligation, s’accompagne de prescriptions fermes. La relation qui s’établit entre destinateurs et destinataire peut aller du particulier au général, de la requête spécifique et circonstanciée à la formule imprécise et générique, toujours lorsque l’on dit faire le kourban « za zdravé » (pour la santé), sans autre explication.

Notes
169.

Adelphotitas, fraternité en grec, confrérie au sens de reconnaissance d’une même activité et d’un même mode de vie.