« C’est comme aller à l’église »

On établit une équivalence entre le kourban et les autres actes de la vie religieuse : « c’est comme aller à l’église », « c’est comme prier ». De même que le fait de se rendre à l’église importe en soi, accomplir le kourban actualise la foi et la concrétise : « les croyants vont à l’église [se tcherkuvat] puis prennent le kourban ». Si cet exercice de la foi est collectivement jugé indispensable, les prêtres estiment souvent que l’on peut lui substituer beaucoup d’autres pratiques votives ou célébratives, insistant notamment sur l’équivalence entre l’offrande sacrificielle et les dons en objets (tapis, vêtements, huile pour l’église...), en travail (aider l’église) ou en argent.

Tout en relevant l’attachement des gens à la tradition, ils disent de manière édulcorée que le sacrifice sanglant n’est pas à leurs yeux un acte canonique : « cela revient beaucoup trop cher » ; « il ne s’agit pas d’un acte de foi essentiel ». Pour otetz Emil Hristov, prêtre à Samokov, « lorsque le village n’organise pas le kourban, les gens redoutent que l’année soit mauvaise, ou que de nombreux décès surviennent » ; « pour les croyants, ces dons serviront dans l’au-delà : c’est ce qui explique que les gens offrent toujours, même dans les périodes difficiles ». D’après lui, la crise que traverse le pays influence pourtant la pratique rituelle : les grands animaux, tels que les bovins, se font de plus en plus rares pour les kourbani, car « les gens n’ont pas les moyens ».

La place du prêtre dans le rituel est celle d’un protagoniste crédité d’une compétence spécifique et « institutionnelle » : la sanctification. La cohérence du kourban réside dans la légitimité que le sacrifice revêt, en termes d’acte de foi, aux yeux de ses pratiquants : « la présence du pope n’est sûrement pas étrangère à la conviction, solidement enracinée chez tous les kourbanistes, que sacrifier un animal en l’honneur d’un saint est faire œuvre de bons chrétiens, et qu’inversement, s’en abstenir provoquerait la colère d’en haut et entraînerait des catastrophes pour la communauté tout entière » (Georgoudi, 1979 : 290-291).

Dans le kourban, la place du prêtre varie d’une communauté et d’une personnalité à l’autre : il arrive qu’elle se situe nettement en retrait du sacrifice proprement dit, dans une forme de présence-absence. Ce n’est pas la place ni la fonction d’un religieux que de sacrifier. Il est la plupart du temps absent ou dans l’église lors des différentes phases du kourban, et n’intervient pas, en dehors des prestations liturgiques, dans son déroulement. Les bénédictions portent sur les animaux encore vivants ou les kourbani prêts à être distribués, mais jamais sur la mise à mort proprement dite, à la différence du kourban musulman, dépourvu de légitimité religieuse si le geste sacrificiel n’est pas accompagné de la prière usuelle. Faut-il parler d’« égorgement sanctifié » (Georgoudi, 1979) plutôt que de sacrifice sanglant, afin de pointer pudiquement les problèmes spécifiques que pose la pratique sacrificielle d’un point de vue chrétien, et de suggérer qu’il s’agit là d’un rite non canonique ?

Pour otetz Plamen, prêtre à Dolna Bania (région de Kostenetz), issu d’une « lignée de prêtres depuis sept générations », le kourban est un acte de piété émanant de gens qui vivent des situations difficiles : la référence explicite aux saints lui confère sa légitimité chrétienne. Il estime qu’il s’agit de la continuation d’une longue tradition de religion populaire, qui a permis de construire et d’affirmer l’identité bulgare en tranchant avec la notion de religion d’Etat. L’église doit s’adapter à la religiosité populaire et répondre aux besoins spirituels des gens et, par son intégration à la vie religieuse orthodoxe, le kourban a été épuré de tout résidu païen.

La manière dont ce prêtre considère le kourban et le rôle de l’église par rapport à cette pratique est avant tout celle d’un habitant de Dolna Bania, institutionnellement chargé du culte, mais imprégné de la culture locale, fier de sa ville natale et fondu dans l’exercice d’une fonction familiale. Elle dénote par rapport à celle de jeunes prêtres venant de Sofia, avec un attirail théologique qui n’est pas supérieur à celui de Plamen, mais généralement moins souples à l’égard de la « religion populaire » : si la question embarrasse parfois les religieux, elle les conduit à réintroduire une distinction entre foi populaire et foi « véritable ».