Religion locale ou localisation du religieux ?

La notion de « localisme » doit être questionnée de manière suffisamment large pour appréhender la variété des contextes sociaux du rituel : si religion locale il y a, elle s’inscrit néanmoins dans un contexte de diversification des parcours croyants et des conduites rituelles, qui conduit à la réinterpréter et à en déplacer le centre de gravité. L’idée d’une fixation strictement locale des traits du rituel est insuffisante, car les participants de tel kourban dans leur village d’origine assistent par ailleurs à d’autres kourbani dans des villages voisins, vont donner un kourban à un monastère éloigné (en profitant pour faire une excursion), ou bien peuvent faire leur propre kourban à la maison indépendamment de toute démarche collective.

Plutôt que de religion locale, qui suppose un centre auquel viendrait se fixer le rituel, ne convient-il pas de parler de localisation et relocalisation du et par le religieux, incluant à la fois une forme de mobilité et un « retour au local » par le biais de la ritualité, la convergence ponctuelle de mouvements et de parcours par ailleurs disjoints ? Dans des villes comme Samokov ou Asénovgrad, dont l’exemple sera développé plus loin, la ritualité contribue à montrer que l’urbain et le rural (ou plutôt les attributs qui leur sont associés) se chevauchent, dessinant des espaces mobiles, intersticiels, interpénétrés 170 .

Comme on le comprendra avec l’exemple d’Asénovgrad, les villes et villages d’une même région sont insérés dans une topographie religieuse incluant des petits monastères, des chapelles, des sanctuaires disséminés sur le territoire local, et dans lesquels on se rend à certaines occasions, en procession, pour des kourbani et des services liturgiques. L’espace qui circonscrit la localité est rendu palpable et représentable par les marquages rituels ponctuels qui le jalonnent. Un territoire spirituel, qui est aussi un territoire rituel et coutumier, ressenti comme traditionnel, se superpose aux espaces urbains au sens large (habitations, services, industries, commerces).

Ainsi que le suggère le savoir-faire rituel comme « travail d’un monde » (comme nous le développerons plus loin), ces villes sont au cœur d’un réseau géographique qui les relie aux villages environnants, ce qui implique des échanges multiples entre villes et villages. On trouve ainsi à Samokov un marché aux bestiaux hebdomadaire qui regroupe les éleveurs des environs et où l’on peut entre autres acheter les animaux pour le kourban.

Le local a longtemps été l’échelon de prédilection des ethnologues, notamment dans son lien avec la notion de communauté rurale (Chiva, 1992), qui semble en prise avec les méthodes d’observation et les concepts de l’ethnologie 171 . La (sur)localisation de l’objet de recherche 172 ne répond pas aux problématiques d’une mobilité et d’une dynamique généralisées : elle doit être contrebalancée par le recours à des échelles différentes d’observation et d’analyse. Le travail de localisation, qui consiste à repérer ce qui fait sens ici et maintenant pour un groupe social lui-même conçu dans sa « localité », néglige des mouvements du religieux beaucoup plus erratiques, au profit d’une sorte de centralité ethnographique 173 .

Ce que l’on appelle religion locale est alors par bien des aspects une autre manière d’aborder ce qui a longtemps été qualifié de « religion populaire », enserrant les pratiquants dans le localisme après les avoir circonscrit dans le « peuple ». Il nous faut ainsi décentrer et délocaliser le religieux, pour lui faire rendre ses incertitudes, ses mouvements saccadés, car loin de ne résider que dans une seule configuration de lieu et de temps, il se présente comme un kaléidoscope combinant des parcours individuels multiples, ponctuellement insérés dans une ritualité collective qui ne les résorbe pas. Non seulement il y a des localismes différents selon le contexte, mais cette localisation est perçue différemment par ses acteurs. Ne pourrait-on parler de « localisation » comme d’un processus qui tend à faire d’un lieu précis un événement religieux ?

Le local ne disparaît pas dans une multiplicité d’échelles territoriales et temporelles, mais se réaffirme comme « lieu événementiel », par exemple lorsque des villageois ayant émigré reviennent pour l’occasion du kourban. La « localisation » relève elle-même d’échelles variables et superposables, en fonction des contextes et des niveaux auxquels on l’appréhende (communauté, famille, individu, village). L’événement religieux s’y inscrit dans un espace-temps conçu comme homogène car susceptible d’appropriations multiples.

Plus qu’une forme fixée d’avance, la localisation est un mode d’insertion négociée dans l’événement rituel, lors duquel on peut passer de l’inclusion à l’exclusion, de l’adhésion au recul, de l’activité à la passivité. Entre un prêtre et un agnostique qui accompagne sa famille à l’église, entre un kourbandjija et un villageois émigré de passage, entre une personnalité mystique locale et un ethnologue, un rituel est le lieu et le temps d’expériences hétérogènes voire contradictoires, sans pour autant perdre sa cohérence.

Une conception étroite de la religion locale ne permet pas de rendre compte de la mobilité intense qui entoure par exemple le pèlerinage de Medjugorje (Claverie, 2003). On saisira difficilement sa portée religieuse si on l’appréhende à partir des seules échelles locales, sans l’inclure dans un espace multiterritorialisé, ouvert et retravaillé par les flux pèlerins qui le traversent 174 . Or, si le pélerinage est « un phénomène local avec des connections non localisées » (Dubisch, 1995 : 41) 175 , c’est bien qu’il existe une conception locale du pèlerinage, qui n’est pas uniquement un fait de mobilité. Inversement, la ritualité locale ne se résout pas à un périmètre clos, mais procède d’une localisation, d’un mouvement qui fait converger les intentions rituelles en un lieu et un temps, ici et maintenant.

Spasovden, Raduil, église
Spasovden, Raduil, église Rojdestvo presveta Bogoroditza, 23 mai 1996
La distribution, moment d’effervescence et de rassemblement.
La distribution, moment d’effervescence et de rassemblement.
Pendant que les
Pendant que les kourbandjii distribuent …on fait les comptes
Notes
170.

Il pourrait s’agir d’une forme de rurbanité, en un sens différent de celui que l’on est habitué à employer en France, qui désignant surtout des mécanismes de « retour à la campagne », insiste sur une urbanité « centrale » et une ruralité « périphérique ». Le rurbain en Bulgarie, ce serait davantage ces bourgs ruraux industrialisés et peuplés artificiellement par la « modernisation », mais aussi des villes moyennes ayant accueilli massivement des populations villageoises attirées par l’industrialisation et le « standard » de vie moderne, et où subsiste une activité d’élevage et de culture (bergeries, troupeaux, champs...) aux côtés de caractéristiques urbaines : usines, blocs d’habitation, services et administrations divers.

171.

On sait le succès des community studies dans le cas précis d’une ethnologie européenne qui devait se démarquer de l’exotisme classique de la discipline tout en trouvant sa spécificité vis-à-vis d'une sociologie du monde contemporain ; la local history est également convoquée comme échelle pratique et théorique ethnologiquement pertinente.

172.

Voire en faire un isolat, ce qui a pu servir à affirmer la spécificité disciplinaire de l’ethnologie vis-à-vis de l’histoire, de la sociologie, de la géographie, etc.

173.

La même centralité qui consiste à homogénéiser l’objet de recherche de telle sorte que l’on va décrire d’un même mouvement ce que les gens font, disent, et possiblement pensent ou ressentent (sur l’approche monographique, voir Kilani, 2000b).

174.

Comme le dit Elisabeth Claverie, il y a Medjugorje et “Medjugorje”, et c’est seulement entre ces deux occurrences qu’est possible l’anthropologie des apparitions qu’elle entend mener : « les deux termes Medjugorje et “Medjugorje” ne désignent pas des substantifs posés pour maintenir une séparation. Ils n’alternent pas comme espaces objectivés opposant sacré à profane. (...) Ils sont l’un dans l’autre, se confondent, se superposent et se distinguent quelquefois. Pèlerins étrangers et habitants, ou travailleurs locaux, ont à utiliser l’un et l’autre, ont à passer de l’un à l’autre, sans cesse, mobilisant, quand c’est nécessaire, les ressources de l’un et de l’autre » (Claverie, 2003 : 36-37).

175.

« a local phenomenon with nonlocalized connections ».