II Asénovgrad : la religion entre patrimoine et vie quotidienne

1) Une « ancienne pratique »

Dans le chemin, boueux pour cause de pluie récente, quelques voitures patinent lentement, au milieu du va-et-vient des promeneurs, portant besaces et couvertures. En montant, on discerne déjà des échos de narodna musika (musique populaire festive). Le chemin débouche sur une esplanade alternant champs et sous-bois. Il y a foule : une multitude de petits groupes, devisant et pique-niquant, assis sur de larges couvertures, le va-et-vient des enfants qui courent au milieu des barbecues improvisés et des étals proposant aux badauds une théorie de bibelots et gadgets, jouets en plastique, accessoires de maquillage, objets votifs... Les vendeurs de kebabtche (rouleaux de viande hachée) enfument la colline ; un concours de lutte est organisé, dont les commentaires enfiévrés sortent en crépitant d’un haut-parleur ; ailleurs, un horo (danse populaire) se forme...

Ce 1er février 2000, la fête de Trifon zarezan bat son plein. Nous sommes sur les hauteurs d’Ambélino, vieux quartier, encore désigné par ses habitants sous son nom grec, de la ville d’Asénovgrad, à la charnière entre le massif des Rhodopes et la plaine de Thrace. Un peu à l’écart de la foire, la chapelle de sveti Trifon (saint Trifon) surplombe l’étroit défilé rocheux de la rivière Tchaïa qui serpente dans le Rhodope commençant. L’ambiance paraît plus calme, on perçoit presque le flot sourd de la rivière en contrebas. Mais dans la chapelle, les gens se pressent, plusieurs cierges en main, pour accéder à l’icône du saint, la toucher, l’embrasser, se signer ou se prosterner brièvement devant. Dans la chaleur de la promiscuité, on approche patiemment de l’icône et des bougeoirs, au rythme des chants liturgiques entonnés par trois femmes postées face à l’iconostase. Sur l’icône (une reproduction), une grappe de raisin sec (Trifon est le patron des vignerons, sa fête s’accompagne de la première taille de la vigne – zarezan, un rite essentiellement masculin), des pièces, des fleurs, des mouchoirs, divers petits dons.

Après s’être signé devant l’icône, avoir déposé les cierges dans les chandeliers, puis reçu la bénédiction (le prêtre dessine un signe de croix sur le front avec un bouquet trempé dans l’eau bénite, puis on baise la croix qu’il tend de l’autre main), on ressort au grand air. Les litanies font à nouveau place aux airs enjoués du horo, le fumet des grillades succède à l’encens. Pour ces gens de toutes conditions et de tous âges, le passage par la chapelle, l’icône, le kourban et la bénédiction du prêtre, sont le moment proprement rituel du praznik (fête patronale) de Trifonovden (jour de Trifon, saint-Trifon). Bientôt, devant la chapelle sont disposés quelques chaudrons, autour desquels se pressent plusieurs dizaines de personnes, de tous âges, une assiette creuse ou un seau en plastique à la main. Deux kourbani ont été réalisés, dont un posten (maigre), réalisé sans viande, à base de haricots. Pour l’autre, trois brebis (« des dons de particuliers ») ont été égorgées par les kourbandjii, le comité des « kourbanistes » qui prennent en charge toute l’organisation du kourban.

Après la bénédiction du prêtre, qui fait le tour des chaudrons en les aspergeant d’eau bénite, les six kourbandjii, pour la plupart des pensionari (retraités), s’occupent de la distribution de la soupe, au milieu de la foule vivace. On joue vaguement des coudes, on « garde sa place », on prépare les récipients que l’on tendra le moment venu, on discute entre voisins ou connaissances. Les kourbandjii sont parfois obligés de rappeler à l’ordre l’assistance impatiente. Après avoir reçu leur portion, les uns s’éloignent vers un coin d’herbe pour la manger rapidement, accompagnée de grosses tranches de pain, les autres repartent à la maison où le kourban sera mangé en famille. Tout sera bientôt distribué, la chapelle et ses environs retrouveront peu à peu leur sérénité, tandis que la fête continuera ; il restera pour les kourbandjii à nettoyer leurs ustensiles et à se sustenter de leur propre kourban, dont ils ont mis de côté un petit chaudron. Leur part de travail pour Trifonovden est bientôt terminée...

Célébration festive d’un patrimoine viticole local, Trifonovden est l’une des manifestations emblématiques de la vie rituelle d’Asénovgrad. Dans un ouvrage consacré aux coutumes locales, on lit que Trifon Zarezan est « la plus grande fête de la ville », célébrée simultanément dans plusieurs quartiers : « dans chaque quartier, les organisateurs se répartissent en trois groupes – les uns réunissent l’argent dans le diskos [plateau servant à la quête] auprès de chaque foyer pour acheter les animaux du kourban ; le deuxième groupe va dans la forêt (...) pour ramasser le bois qui servira à cuire le kourban ; le troisième groupe collecte du vin dans les maisons de viticulteurs (...). La veille de la fête, on égorge les animaux rituels [obrednite jivotni], généralement de jeunes veaux ou des vaches. Les kourbani sont bouillis [se variat] à des endroits prévus à cet effet, tout au long de la nuit. Tôt le matin, tous vont dans les églises pour la liturgie solennelle [târjestvena liturgija]. Après la messe, les prêtres sortent, lisent une prière [tchetat molitva] et bénissent les kourbani. Les vignerons, qui vont tailler la vigne, emportent dans des récipients une petite portion de kourban et avec leur gourde de vin partent à la vigne. Avant de couper la vigne, le vigneron verse un peu de vin à sa racine pour le bereket [terme turc, baraka, chance] et ensuite taille les sarments. Dès ce moment commencent les libations [potcherpkite] – ils boivent du vin et mangent du kourban, pour que les vignes soient saines et fertiles » (Marinova, 1996 : 68-69).

Dans un autre ouvrage d’histoire locale, on apprend qu’autrefois les donateurs de ce kourban fermaient la procession qui précédait la fête, installés dans un fiacre : ils étaient particulièrement à l’honneur, et l’on mentionnait notamment quel animal (un bœuf en général) ils avaient offert (Solakova, 1999 : 22). L’auteur note aussi que les pratiques du kourban et de la taille de la vigne n’ont pas disparu avec la collectivisation imposée par le régime socialiste, seule la cérémonie religieuse et la bénédiction des vignes étant proscrites ; mais la fête prenait un caractère plus corporatiste, parmi les coopérateurs vignerons. Depuis la « démocratisation », on est revenu à « l’ancienne pratique » [star obitchaï], qui réunit des centaines d’Asénovgradtchani (habitants d’Asénovgrad) et remet le saint, ainsi que la cérémonie religieuse, à l’honneur.

Pour Otez Borislav, prêtre de l’église saint-Georges, qui officie ce jour-là à la chapelle de saint Trifon, Trifonovden est d’abord une fête religieuse « dont les gens ont fait une foire ». Une visiteuse de la chapelle s’immisce dans la discussion, lui demandant si toute cette ritualité n’est pas plutôt issue de l’antiquité païenne. En guise de réponse, il s’étend sur les aspects proprement hagiologiques et liturgiques de Trifonovden, m’expliquant, comme il l’a fait lors de la liturgie, que Trifon était un martyr des débuts du christianisme exécuté pour ses convictions religieuses. Les termes d’un débat entre religion et tradition se trouvent ainsi posés au cœur même de l’événement rituel. Sonia, l’une des femmes qui l’assiste en vendant les cierges et en notant les noms pour les prières, a aussi son point de vue sur le kourban : « les gens ne vont pas à l’église, et en tout cas ils ne croient pas en Dieu. Ils sont plus proches des traditions que de la religion. C’est pour cela qu’ils viennent à la fête de saint Trifon, mais pas pour la religion ».