2) Une ville moyenne au cœur d’un topos sacral

Le cas d’Asénovgrad illustre le type de socialité religieuse locale dans lequel le kourban constitue un acte votif habituel : nous le développerons en apportant des éléments d’histoire permettant de comprendre le contexte cultuel/culturel d’une ville moyenne qui a développé par certains aspects une conception patrimoniale de l’orthodoxie 176 . Cette ville peuplée d’environ 52.000 habitants 177 , est située dans un topos sacral particulièrement dense, qui rejoint l’histoire nationale et qui se manifeste par un riche patrimoine religieux, tant architectural que coutumier : on ne se prive pas d’y rappeler que la ville compte onze églises et cinquante-trois chapelles, sans oublier la proximité du monastère de Batchkovo (le deuxième du pays en termes de prestige et de fréquentation) et des lieux de culte qui l’entourent, de trois autres monastères (Svetii Kirik et Iulita, Svetii Kosma i Damian, Sveta Petka Muldavska), enfin d’un lieu mystique comme Krâstova Gora dans le massif des Rhodopes, où reposerait un morceau de la croix du Christ (d’où le nom de « forêtde la croix ») et qui fait l’objet d’intenses pratiques dévotionnelles.

Cette présence patrimoniale religieuse et cette superposition d’activités dévotionnelles plus ou moins récentes témoignent de la vitalité des formes de la religiosité locale en Bulgarie, tout comme de spécificités régionales 178 et d’une influence nationale 179  : le religieux est, à plusieurs échelles, densément présent dans la région d’Asénovgrad. Par sa localisation et son urbanisme, la ville présente un double visage : ancien et moderne. Située au pied septentrional du massif des Rhodopes, le long de la rivière Tchaïa (également appelée Asénitza) la ville s’ouvre sur la plaine de Thrace en direction de Plovdiv, deuxième ville du pays, à environ 20 kms au nord. Par sa situation, la ville se situe ainsi sur l’un des axes reliant la Thrace bulgare à la mer Egée via les Rhodopes.

La ville forme comme un delta, depuis le défilé dans lequel coule la rivière jusqu’à la plaine : une sorte de gradation historique est perceptible, au fur et à mesure que l’on quitte le défilé pour rejoindre la plaine. Au sud, les quartiers anciens, étagés sur les contreforts rocheux, datant de l’époque de la Stanimaka grecque (la ville est rebaptisée Asénovgrad en 1934), comportent ainsi de nombreux pavillons dotés de jardins, de petits immeubles ainsi que des maisons de maître, caractéristiques de la période de la Renaissance, avec leurs encorbellements, leur moucharabiehs et leurs teintes douces, témoins de la richesse que cette ville prospère, peuplée de nombreuses familles grecques, tirait notamment de son activité vinicole 180 . Au fur et à mesure que l’on sort du défilé vers la plaine, du sud au nord, le centre ville se présente comme un nœud de communication urbain donnant accès à différents quartiers ainsi qu’aux communes environnantes par plusieurs axes routiers ; la ville est aussi desservie par voie ferroviaire (tandis qu’un aérodrôme peu fréquenté est situé entre Asénovgrad et Plovdiv).

Ce centre-ville comporte la plupart des édifices publics (musée, théâtre, mairie, tchitalichte 181 ) ainsi que des immeubles de rapport : il est marqué par une unité de style caractéristique de l’urbanisation socialiste, les bâtiments anciens, tels le musée, enserrés dans des ensembles modernes, le tout relié par de vastes places publiques et une rue piétonne commerçante. De part et d’autre de ce centre, en direction de l’est, le long de la route de Kârdjali et de l’autre côté de la rivière à l’ouest, des quartiers d’habitation (jilichtni kvartali) construits dans les années 70 sur le modèle des blocs d’immeubles, s’étendent assez loin en périphérie de la ville. C’est également en centre-ville, à proximité des gares routière et ferrovière, que se tient chaque jour un gros marché, à la fois alimentaire, artisanal et « forain » (bit pazar), où l’on trouve vêtements, ustensiles, jouets, objets divers…. Plus au nord, en direction de Plovdiv, blocs d’habitation, pavillons et usines se succèdent dans la plaine, ainsi que les villages et les gros bourgs voisins de la ville.

Tout en conservant de nombreux traits historiques et patrimoniaux, Asénovgrad présente ainsi les caractéristiques de la modernisation rapide engagée à l’époque socialiste, passant par un volontarisme urbain et industriel qui a drainé dans les années cinquante et soixante des populations rurales et montagnardes. Parmi elles, de nombreuses familles pomaks et turques, souvent installées dans les villages délaissés par les Bulgares partis habiter en ville (Antonov, 1996). Elle témoigne d’une histoire urbaine moderne commune à la plupart des pays ayant connu un régime socialiste autoritaire : « ainsi, naissent en Europe de l’Est des sociétés industrialisées sur le modèle de celles de la fin du XIXème siècle (...) ; apparaissent de grandes agglomérations industrielles dont la main d’œuvre est alimentée par un exode rural accéléré et considérable. (...) La collectivisation a partout un résultat essentiel : elle accélère l’exode rural, elle intensifie le regroupement des terres et la mécanisation de l’agriculture ; enfin, elle crée les bases d’une dépendance de la campagne par rapport à la ville. (...) L’industrialisation forcée et la collectivisation donnent naissance à une société modernisée et urbanisée vers la fin des années 50 et le début des années 60. (...) L’exode rural est souvent perçu par les nouveaux urbains comme une promotion sociale » (Wolikow et Todorov, 2000 : 226-227).

Carte réalisée par Olivier Givre, avec l’aide de Pierre Sintès.
Carte réalisée par Olivier Givre, avec l’aide de Pierre Sintès.

Notes
176.

Il ne sera pas fait référence ici à l’ensemble des groupes confessionnels d’Asénovgrad, mais plus spécifiquement à la conception d’un religieux comme patrimoine fortement portée par les Chrétiens orthodoxes. Pour une mise en perspective incluant les communautés musulmanes, voir Bokova, 2004.

177.

65.000 avec les communes environnantes (Ganéva-Raïtcheva, 2004 : 6). Un site consacré à la ville fait cependant état de 75.000 habitants, dont 60.000 pour la ville et 15.000 répartis sur les communes périphériques (source : site internet officiel asénovgrad.info).

178.

Par exemple le rite de fertilité zlatnata iabâlka, « la pomme d’or », pratiqué dans un large périmètre entre plaine de Thrace et Rhodope commençant.

179.

Voire internationale avec la valorisation touristique des monastères bulgares. Ainsi de la brochure bilingue bulgare-anglais sur les « lieux saints » de la région de Plovdiv, rédigée par Kisiov (1999) et accompagnée d’une carte. Notons que cette brochure ne mentionne que les lieux saints orthodoxes : ni ceux des Musulmans, ni ceux des Catholiques n’y figurent.

180.

L’épidémie de phyloxera de la fin du XIXè siècle a fortement affecté la ville, qui reste malgré tout, y compris de nos jours, réputée pour ses vins, notamment le cépage local mavrud. Hormis le vin, la ville est connue pour sa production de tabac et de nombreuses autres industries.

181.

Littéralement « salle de lecture ». Les tchitalichta étaient des maisons culturelles organisées autour d’une bibliothèque, qui jouèrent dès le milieu du XIXème siècle un rôle central dans la diffusion culturelle, y compris dans les villages les plus reculés. Le premier tchitalichte créé à Stanimaka/Asénovgrad date de 1873.