Localisme bulgare et supralocalisme orthodoxe : rituel local, religion globale

Asénovgrad est une ville où la culture religieuse orthodoxe fait office de patrimoine. Lorsque l’on interroge les Asénovgradtchani sur leur patrimoine religieux, on constate que ce qui est orthodoxe mais ancien est parfois qualifié de « grec », et à ce titre simultanément proche et lointain. Cet héritage sert de cadre de pensée autant que de repoussoir : « nous avons quelque chose de grec » 182 , donc peut-être de plus religieux, renvoyant notamment à l’Empire byzantin via un haut-lieu du religieux tel que le monastère de Batchkovo, mais « nous sommes Bulgares ». L’usage de références culturelles non spécifiquement bulgares, tout comme l’origine géorgienne du monastère de Batchkovo 183 , a pour effet de renvoyer la religion locale à une religion globale qui en accroît le prestige, signe d’une aura religieuse dépassant les frontières locales voire nationales.

L’investissement collectif dans la religiosité argue de ce prestigieux patrimoine, et d’une densité rituelle palpable au travers de la topographie sacrale comme de la festivité religieuse. L’espace et le passé religieux vont de pair, devenant l’un des ressorts et enjeux de la vie locale. Le nombre des lieux de culte dans la ville et aux alentours, ainsi que leur ancienneté et leur rôle dans la topographie locale, instaure une surprésence et une visibilité religieuses, perceptibles dans l’expression « deuxième Jérusalem » (vtorjat Ierusalem) qu’on revendique régulièrement 184 , notamment aux yeux des étrangers, ou la référence diffuse à Tzarigrad (Constantinople) 185 .

Cette réputation synthétise la spécificité spirituelle de la ville, permettant de dépasser le cadre strict d’une appartenance nationale par le recours à un contexte symbolique mais aussi politique plus vaste : celui du christianisme orthodoxe, de la chrétienté comme forces supralocales, et de son cadre d’expansion, l’empire byzantin. Entre l’affirmation localiste d’une spiritualité spécifique et l’insertion consciente, ressentie avec fierté, dans un espace religieux qui recoupe l’histoire byzantine, la « petite histoire » rejoint la « grande histoire », devenant signe de grandeur, de valeur, de respectabilité.

Ce supralocalisme prend sa source dans l’histoire locale, permettant d’intégrer dans un continuum bulgare aussi bien l’héritage grec (problématique car il rappelle la main-mise du clergé phanariote sur toutes les communautés chrétiennes, y compris les Bulgares) que la mémoire spécifique du monastère de Batchkovo. L’adjonction de plusieurs spécificités, correspondant à des éléments différenciés du christianisme oriental, fait de la région d’Asénovgrad un haut-lieu de religiosité, aux yeux de ses habitants.

Pour comprendre la formation de cette culture en patrimoine, l’époque de la Renaissance bulgare, lorsque commence à se défaire la mosaïque ottomane au profit des affirmations nationales, est décisive. La Stanimaka de la fin du XVIIIème siècle et du début du XIXème siècle est décrite par Haïtov (1983) comme une ville riche, dominée par une élite de marchands grécophones et un clergé phanariote soutenu par le puissant monastère de Batchkovo, situé dix kilomètres plus au sud. Les relations locales entre « Grecs » et « Bulgares » 186 , jusque-là aussi paisibles que le rendait possible la chape impériale ottomane, ont commencé de se détériorer à mesure que s’éveillaient les identités nationales : « avec la fin de l’autonomie de Batchkovo arrive la fin du voisinage paisible » (Haïtov, 1983 : 142) 187 . En un siècle et demi, sur fond de transition de l’Empire ottoman aux Etats-nations balkaniques (si le Royaume de Bulgarie est créé en 1878, la Roumélie orientale, où se trouve Stanimaka, ne lui est rattachée qu’en 1885), la mixité de la ville succombe à l’éveil des nationalités, et les derniers habitants grecs partiront en 1924 du fait des échanges de populations 188 .

Dans la mémoire religieuse de la ville, les traces grecques sont fortement présentes, dans ces églises où inscriptions et icônes sont « grecques », parfois dans la toponymie ou dans un vocabulaire religieux résiduel 189 . Elles forment un héritage aussi évident dans ces multiples traces qu’absent du tissu social de la ville d’aujourd’hui. Une rupture visible dans la structuration de la ville comme dans les lieux de culte : dorénavant situées dans les parties anciennes, que l’on appelle parfois quartier grec (grâtzka mahala) et qui a même conservé son ancien nom d’Ambélino 190 les églises « grecques », de même que le monastère de Batchkovo ou la forteresse d’Asénova Krâpost (XIè-XIIè siècles), renvoient du point de vue des habitants à une « longue durée » orthodoxe.

Il y aurait une forme d’anachronisme à faire remonter trop loin ces « traces grecques » : bien que l’on y ait trouvé des traces d’une utilisation cultuelle antérieure 191 , la plus ancienne église grecque de la ville (Uspenie Bogoroditchno) date de 1765. Ainsi, la polarisation « Grec/Bulgare » provient de la réinterprétation du patrimoine religieux à la lumière d’enjeux contemporains de la période des réveils nationaux 192 . En effet, les bâtiments cultuels plus récents signalent quant à eux des ancrages historiques et urbains modernes, nettement associés à l’affirmation d’une « bulgarité », dont les signes s’inscrivent dans l’histoire (on trouve parfois un bref historique rappelant le contexte de la construction de l’église), la topologie, les fresques murales ou les icônes (en bulgare). Sur la continuité supposée d’une histoire au long cours se greffent les différentes ruptures d’une histoire événementielle qui tourne principalement autour de l’axe de la construction de la nation bulgare moderne.

Ainsi constitué en référence à la construction des nations bulgare et grecque modernes, le patrimoine religieux d’Asénovgrad porte la marque d’une période lors de laquelle une même appartenance religieuse devient disputée par deux nationalités. Il n’est pas possible de lire cette double inscription, bulgare et grecque, de la ville, sans préciser que le prisme choisi est celui de l’éveil des nationalités dès la fin du XVIIIème siècle 193 . L’édification de l’église sveta Troïtza, commencée en 1857 194 et située au centre-ville actuel, est restée un symbole de cette concurrence entre Bulgares et Grecs. Haïtov parle à son sujet d’église « disputée » (« spornata tsârkva », Haïtov, 1983 : 190) car elle ne cesse de faire l’objet d’une concurrence entre Bulgares et Grécomans : pour la contruction, pour le financement, pour les liturgies, pour l’installation d’une école dans ses dépendances... Dans une ville en partage telle que la Stanimaka du XIXème siècle, les constructions religieuses sont l’un des sujets de cristallisation des tensions entre communautés nationales 195 .

Notes
182.

Indépendamment du patrimoine, nombre d’histoires personnelles et familiales sont elles-mêmes marquées par une « empreinte grecque », car en même temps que les Grecs d’Asénovgrad quittaient la ville et la Bulgarie, de nombreux Bulgares de « Macédoine grecque » venaient s’y installer du fait des échanges de population.

183.

Le typikon du monastère relate sa fondation, son étendue, ses règles de fonctionnement ainsi que son équipement rituel (icônes, objets de culte…), le tout assuré par Bakouriani, un serviteur Géorgien d’Alexis 1er Comnène (1081-1118) qui avait reçu le titre de Sébaste et grand seigneur de l’ouest, incluant la région de Stanimahos (actuelle Asénovgrad). L’octroi de terres à des seigneurs étrangers constituait un moyen de contrôle de la cour impériale sur les populations bulgares inféodées. La décision de créer ce monastère s’inscrit notamment dans un contexte de renforcement du pouvoir religieux byzantin sur ces populations et de lutte contre certaines hérésies telles que le bogomilisme. Je remercie Mégléna Zlatkova de m’avoir fait part de sa documentation sur le monastère.

184.

Comme dans de nombreuses autres villes créditées d’une histoire et d’une « intensité » religieuses. On dit aussi malkiat Ierusalim (petite Jérusalem) ou encore Rodopskata Sveta Gora (le Mont Athos des Rhodopes).

185.

Lélé Olga, aujourd’hui la principale figure mystique d’Asénovgrad, estime que c’est au peuple bulgare, dont Asénovgrad est un haut-lieu sacré, qu’échoira le privilège de « récupérer » Tzarigrad et de rétablir la chrétienté, contre les infidèles.

186.

Il faut se garder de l’anachronisme qui consisterait à parler de Grecs et de Bulgares, au sens de nations constituées, avant l’éveil des nationalismes à partir de la fin du XVIIIème et du début du XIXème siècles. Avant cette période, les différents groupes composant l’empire ottoman étaient regroupés sur des bases religieuses en millet, ou communautés. « Bulgares » et « Grecs » faisaient ainsi partie d’un même millet chrétien, le rûm millet (de « romain »). L’emploi des termes nationaux doit ainsi être toujours circonstancié, afin de ne pas insinuer une continuité intemporelle, par exemple entre Grèce antique et Grèce moderne.

187.

Ce monastère fondé en 1083 par un Géorgien, Grégoire Bakouriani, devient en 1745 directement dépendant du patriarcat de Constantinople, essentiellement grec, qui cherche ainsi à accentuer son contrôle sur les sujets chrétiens orthodoxes d’une région qui était encore désignée comme la Roumélie orientale. Cette reprise en main (conçue par Haïtov comme une perte d’autonomie) fait suite à des revendications d’autonomie « antipatriarcale » en 1740-42 : elle constitue un épisode significatif de la lutte qui s’engage alors, dans les Balkans, contre l’autorité impériale et bientôt pour la suprématie nationale. Les phanariotes, Grecs d’Istanbul proches du patriarcat et revendiquant à ce titre le pouvoir sur l’ensemble du millet chrétien, constituent dès lors l’un des principaux adversaires des indépendantistes bulgares, qui voyaient dans la main-mise grecque sur les questions religieuses une entrave à la libération du peuple bulgare. Haïtov, historien et écrivain plutôt conservateur en la matière, parle de « joug phanariote » au même titre que le fameux joug ottoman, les phanariotes étant suspects de panhellénisme à une époque où les projets de libération nationale se concrétisent. Mais il prend soin de préciser que la plupart des Grecs de Stanimaka se tiennent à l’écart des questions politiques, et que les véritables fauteurs de trouble au service des phanariotes sont en fait les « Grécomans », des renégats de son point de vue, y compris des Bulgares dévoyés. Le monastère de Batchkovo est rattaché à l’exarchat bulgare en 1894.

188.

Sur l’organisation du kourbani de saint Trifon (aghiou Triphona) à Gouménissa par des réfugiés de « Sténimaho en Roumélie orientale », Papageorgopoulou et Brouskou (1992).

189.

Ainsi du terme pentakuchti, directement issu du grec pentakosti (Pentecôte), fréquemment utilisé à la place de son équivalent bulgare petdesetnitza.

190.

Ambéli signifie vigne en grec.

191.

On pense qu’une première chapelle a été bâtie sur les lieux en 313.

192.

Alors que, comme on l’a vu, au long cours, c’est davantage une influence georgienne qui est significative dans la région de Batchkovo.

193.

De même, lorsque nous utilisons le terme de « mixité » pour caractériser la coprésence de groupes confessionnels, ethniques, nationaux divers, il faut garder à l’esprit que cette notion de mixité est elle-même une création moderne, à mettre en regard des processus d’homogénéisation nationale qui prennent partout forme à la même époque (pour une discussion critique du caractère « multiculturel » souvent appliqué aux Balkans, voir Cowan, 2000). Ainsi, et dans la mesure où nous tenterons ici de saisir comment la caractérisation culturelle de rituels comme le kourban renvoie à la notion de « balkanité », éminemment « moderne » (liée à l’époque en question), nous tenterons au maximum de circonscrire notre cadre temporel à la période où, en même temps que des Etats-nations succèdent à l’empire ottoman, se crée, s’invente précisément ce cadre « balkanique ».

194.

L’année même où ils obtiennent que l’office, au moins le dimanche, soit célébré en langue liturgique slave : « entre la commune [obchtina] grecque et bulgare on est parvenu à un compromis pour la construction d’une nouvelle église – “sveta troïtza”, dans laquelle la liturgie [lecture, tcheteneto] s’organise : un dimanche en grec, un autre en bulgare » (Haïtov, 1983 : 182). On dit aussi que sveta troïtza est la première église entièrement construite par des Bulgares. A Plovdiv, la première église spécifiquement bulgare, Sveti Gueorgui, à laquelle est adjointe une école bulgare, date de 1847.

195.

Même si Haïtov, se conformant à la doxologie socialiste, explique que les faits religieux cachent les vraies raisons, économiques celles-là, de la lutte des nationalités entre Bulgares et Grecs, qui est en fait assimilée à une sorte de lutte des classes (p.171).