Une réputation religieuse à maintenir

Autour de cette religiosité retraditionalisée et patrimonialisée se forme un réseau relationnel large, mêlant des religieux, des bénévoles, des donateurs, des personnalités locales et l’ensemble de la population ponctuellement engagée dans les grandes célébrations. La fréquentation des églises reste intense, y compris en dehors des grandes célébrations ; on met en valeur la profusion des célébrations (praznitzi) « disponibles » sur l’espace de la ville, entre les kourbani à telle ou telle chapelle, les processions, les cultes plus spécifiques comme zlatnata iabâlka (la pomme d’or, un rite de fertilité), les divers monastères outre Batchkovo 196 .

La régularité des rassemblements, l’assiduité des viarvachti (croyants, fidèles), la fréquence des kourbani, l’existence de multiples nastoïatelstva (conseils d’église), enfin l’activité dense du drujestvo, compagnie féminine de chant religieux, objet de fierté pour les paroissiens et lieu d’émergence de personnalités mystiques telles que sa fondatrice, la fameuse baba Sultani (Marinova, 1998 : 15) ou lélé Olga, l’actuelle figure emblématique du paysage spirituel local, tout cela participe d’un paysage spirituel largement valorisé. Les églises ne manquent apparemment pas de personnel et de bonnes volontés pour les gérer et les entretenir : aux huit prêtres que compte Asénovgrad s’ajoutent les nombreux bénévoles qui viennent assurer des tâches ménagères, logistiques, participer au chœur, ou qui prennent en charge la restauration d’une chapelle.

Beaucoup sont des retraités ou des gens sans emploi, qui consacrent une grande partie de leur temps à ces activités, devenant de véritables piliers d’église ajoutant à leur bénévolat (ou un travail modestement rétribué) une certaine prise d’initiative. Ainsi, baba Dantche, klioutcharka (gardienne des clés) de l’église sveti Gueorgui, qui assure aussi la vente des cierges et la garde du bâtiment, s’occupe de plus de récolter des fonds pour l’entretien, organise des collectes de matériaux, tient le cahier des charges des opérations de restauration, et enfin confectionne les pains cérémoniels.

Chaque église de quartier fonctionne à l’aide de ces équipes bénévoles, souvent relativement indépendantes du clergé, qui assument les tâches quotidiennes et assistent les prêtres : chanteurs d’église, femmes de ménage, maïstori intervenant ponctuellement sur tel chantier, jusqu’à des personnages dont le statut reste imprécis, marginaux ou désœuvrés, dont certains vivent parfois au crochet de la communauté paroissiale. Il faut aussi compter les mécènes et bienfaiteurs, les sponsori, dit-on en accentuant le caractère de don librement consenti de ces habitants ayant une situation aisée : tel ressortissant établi à l’étranger, tel businessman rappelant par leur participation financière à la vie paroissiale leur appartenance locale autant que leur réussite. Depuis les tchorbadjii jusqu’aux sponsori en passant par les corporations (esnafi), le système religieux local continue de fonctionner en partie grâce à des liens de patronage financier, social, voire politique.

L’accession à la « réputation religieuse » ne va pas sans tensions, dissensions ou effets secondaires : on regrette parfois le caractère plus confidentiel ou plus humble de la religion d’antan, le temps où la religiosité ne se confondait pas avec les loisirs, et restait festive sans devenir ludique (allusion aux foires qui entourent la plupart des grands événements religieux). Certains évoquent le temps où « la foi se méritait », où il fallait marcher trois heures pour atteindre Krâstova Gora, où l’on dormait à la belle étoile et non sous les étoiles d’un hôtel, le temps où la procession de Prépolovenié (entre Batchkovo et Asénovgrad) s’effectuait entièrement à pieds, en cortège, en non en voiture ou en bus. De même, la prise en charge du patrimoine religieux se heurte pour les fidèles à la vétusté des lieux de culte, à l’absence de moyens et de politique de préservation, et à la difficulté, souvent soulignée, de mobiliser la population dans un but strictement religieux, qui exclurait la dimension festive.

Cela transparaît dans la remarque d’un des bénévoles de l’église sveti Gueorgui, impliqué dans la restauration des lieux de culte : « les gens veulent bien aider à restaurer la chapelle de sveti Todor, mais à condition qu’il y ait un kourban. Sans kourban, les gens ne s’y intéressent pas ». En même temps, ces « gens de l’église » s’avèrent soucieux de la valorisation de ce patrimoine religieux et, notamment lorsqu’ils reçoivent la visite d’étrangers, le considèrent comme un levier de développement possible. Le tourisme religieux leur apparaît comme une légitime mise en perspective et en usage du sacral, à l’instar de ces hauts-lieux que sont les monastères de Rila, Batchkovo ou Trojan, Krâstova Gora, l’église de Vanga à Rupite, vantés comme des réussites économico-religieuses (« ils y ont fait de beaux hôtels » me précise-t-on).

Il est fréquent que ces acteurs locaux impliqués dans la gestion des églises parlent moyens, rentabilité, investissements, retombées, en plus que d’appeler à une sensibilisation locale au patrimoine sacral. Cette sorte de « libéralisme du croire », loin d’une simple marchandisation du religieux, signale l’apparition, dans le domaine du patrimoine religieux comme ailleurs, d’une sphère d’autonomie dans laquelle on peut s’engager à titre individuel et collectif 197 . On est d’autant plus ouvert aux perspectives de développement qu’offrirait un certain tourisme religieux, que la religiosité a été réaffirmée à proportion de sa dévalorisation par le régime socialiste. Le religieux est une image de soi retrouvée, que l’on mobilise en même temps à des fins de self-presentation et de self-knowledge (Herzfeld, 1987), dans la communauté locale comme vis-à-vis des étrangers. Par la réappropriation du locus religieux, la mobilisation pour la préservation et la gestion des lieux de culte, les habitants s’identifient à un territoire sacral auparavant nié ou manipulé, et dans lequel aucun investissement personnel n’était possible du fait de la captation d’héritage culturel par l’Etat socialiste 198 .

Notes
196.

Notamment svetii Kosma et Damian à Kuklen, svetii Iolita et Kirik au dessus de Dolni Voden, deux gros bourgs situés au nord-ouest d’Asénovgrad, à cheval sur le Rhodope commençant et la plaine de Thrace (Kisiov, 1999).

197.

Le couvent (métoha) dans lequel j’avais pour habitude de loger à Samokov a ainsi connu en quelques années une évolution sensible, avec l’apparition d’un tourisme local, national mais aussi international : une boutique flambant neuve d’objets pieux et de souvenirs a pris place en 1997 à l’entrée du couvent ; aux chambres austères, sanitaires insalubres et prix dérisoires ont peu à peu succédé des locaux repeints, des prestations rénovées et des tarifs revus à la hausse... Rejeter cette dimension économique du religieux serait méconnaître les spécificités de la situation que connaît un pays comme la Bulgarie, dans lequel le religieux constitue un des domaines d’expression parmi d’autres de la liberté individuelle et collective, mais aussi un enjeu de développement, tout en puisant dans la tradition. J’ai sur ces questions l’opinion inverse d’un ethnologue italien rencontré lors d’un rituel de nestinarstvo à Bâlgari (région de Strandja), qui conspuait une pratique devenue à ses yeux « complètement commerciale » : les danseurs étaient payés, le rite était très médiatisé et présenté comme un show télévisé, des jeux d’éclairage et une illustration musicale folklorisante venaient dramatiser la mise en scène, etc. Or, précisément pour ces raisons, on se trouvait à mes yeux en plein « terrain », en pleine production, reproduction, superproduction d’une tradition, dans un village surinvesti par les journalistes et les ethnologues ; on pouvait littéralement sentir un double contexte de folklorisation et de mise en scène, d’exposition d’une intimité rituelle, et d’explosion des cadres culturels du rituel, par la médiatisation, la foule cosmopolite, la libéralisation du rituel.

198.

La lutte contre le religieux ne prenait pas tant la forme d’une interdiction et d’une destruction, que d’une confiscation idéologique du religieux à des fins autres que religieuses (culturelles, scientifiques, ludiques…), qui visaient à couper tout lien de familiarité avec un patrimoine dès lors ressenti comme vestige. Le fait que le religieux est d’autant plus « subjectivé » qu’il était auparavant « objectivé » explique aussi l’engouement pour les pratiques festives telles que le kourban, qui sert souvent de moteur social et convivial du religieux. Le kourban s’avère d’ailleurs propice à la conciliation du religieux et du festif, voire constitue, dans le cas de Trifonovden par exemple, un véritable événement ludique et commercial. Sous le vocable kourban, on désigne aussi la fête, dont la spécificité religieuse se fond, comme argument, dans des pratiques ludiques : un jour chômé éventuellement, un pique-nique, une excursion, un bal champêtre, une petite foire. Le religieux sert de pierre de touche à un ensemble de relations sociales qui l’impliquent dans un cadre plus large.