Emulation religieuse locale et « valeur ajoutée » miraculeuse

Une distinction se fait jour entre la ville ancienne organisée autour de la rivière Tchaïa et du défilé rocheux, où de nombreux lieux cultuels puisent dans l’occupation ancienne de l’espace environnant, notamment les surplombs et les hauteurs naturelles, et la ville moderne : les églises renvoient à une identification topographique par quartiers (on est de sveti Gueorgui ou de sveta Bogoroditza) mais aussi par traditions. Dans les parties anciennes de la ville, l’insertion patrimoniale de l’église dans le quartier est particulièrement revendiquée, bien que sa place dans la vie de quartier varie selon son « sacré » spécifique. L’église Sveta Bogoroditza Blagovechtenié 199 située au cœur du vieux quartier, est très visitée car s’y trouve la « fille » de l’icône miraculeuse de Batchkovo ; cette spécificité identifie l’église aux yeux de ses fidèles, notamment de ces groupes de femmes qui se réunissent au jour le jour pour aider à la vie du temple mais aussi deviser à l’ombre des arbres de la cour. Parlant de leur « coin », et de la religion, comme autant de lieux familiers et d’activités quotidiennes pour elles, la narrativité religieuse sert peu à peu à raconter des vies 200 ...

Ce sont donc aussi les habitudes des habitants du quartier et ce que l’on pourrait appeler la « capacité d’accueil », au sens large, de l’église, sa capacité à articuler différentes fonctions sociales, qui en désignent l’importance locale. La ribnata, comportant une grande cour et des bâtiments (maison du prêtre, trapezaria – salle à manger, remises) formant une enceinte, est apte à accueillir les réunions quotidiennes de babi venant passer un moment ensemble, ainsi que ces moments-clés de la vie cultuelle du quartier que sont les kourbani, et qui nécessitent de la place pour les animaux, le rassemblement de toute la population, des installations pour les opérations de boucherie et de cuisine, etc.

Parce qu’elle dispose d’un espace pratico-rituel adapté, cette église joue à l’échelle d’Asénovgrad un rôle comparable aux églises de village, ou aux nombreux petits monastères que compte la campagne bulgare ; elle peut accueillir les kourbani, qui sinon se déroulent dans les chapelles situées en périphérie de la ville, parfois assez loin, là où l’espace le permet. C’est le cas de la chapelle sveti Todor, le long de la route de Kârdjali, à un kilomètre d’Asénovgrad : rénovée récemment, elle se situe au milieu de champs plats, un lieu idéal pour le kourban qui s’y déroule à Todorovden (premier samedi du carême de Pâques) 201 .

Vu par le prisme de l’organisation d’un rituel comme le kourban, un lieu de culte comme la ribnata est représentatif d’un type d’espace, le quartier (mahala) qui enchâsse des caractéristiques rurales et urbaines. De même, les chapelles situées « en ville » jouent un rôle micro-local important : en l’absence de liturgies régulières, leur gestion quotidienne est laissée à des femmes du quartier, qui s’y retrouvent, l’entretiennent, y chantent parfois. Dans un contexte religieux marqué par une abondance de légendes et de récits (Marinova, 1996, 1998b), l’appartenance à telle église suscite parfois une émulation, au quotidien comme dans les occasions solennelles et festives.

On évoque les qualités miraculeuses de son église (du fait d’une icône, d’un aïazmo, d’une relique, etc.), on déplore l’état de telle chapelle par rapport à celles des autres quartiers, on affiche la fierté que procure la restauration d’une icône ou l’organisation d’un kourban. L’attachement aux particularités sacrales des lieux de culte locaux se perçoit sans détours dans la réplique agacée de baba Dantche, de l’église sveti Gueorgui, lorsque je lui fais remarquer que beaucoup de gens vont à la ribnata, l’église Blagovechténié, probablement la plus réputée de la ville, parce qu’elle recèle une icône miraculeuse de la Vierge et une source sacrée : « comment ça, nous n’avons pas d’icône miraculeuse ? Nous en avons cinq ! » et de me les citer ainsi que leurs attributs respectifs.

Asénovgrad, un topos sacral riche en lieux de culte
Asénovgrad, un topos sacral riche en lieux de culte

Le rapport au religieux s’inscrit dans une prise de conscience et une mobilisation vis-à-vis d’une spécificité locale, insérée dans un topos sacral régional. Il y a par ailleurs une sorte d’investissement dans le miraculeux, qui vient identifier et différencier les églises, les chapelles, les quartiers, et par rapport auquel on ne doit pas être en reste : il faut pouvoir soutenir la comparaison non seulement avec les églises voisines, disposant de reliques « fortes », d’icônes miraculeuses ou d’une source bienfaisante, mais aussi avec les autres « hauts-lieux sacrés » d’une région bien lotie, entre le monastère de Batchkovo et Krâstova Gora, un sommet voisin en pleine expansion religieuse, sur lequel ont été édifiés plusieurs chapelles et des bungalows pour accueillir les pèlerins. Cette « surenchère au miracle » est perceptible derrière les propos d’Arguire Maltchev, un sexagénaire de Plovdiv, ancien élève du collège uniate français Saint-Augustin, vantant les mérites des reliques de sveti Kiprian, déposées à l’église Sveta Troïtza, où il fait fonction de diacre. Cette église située en centre-ville, réputée pour être la première entièrement contruite par des Bulgares, et bien que fort belle, avec ses dômes, ses coupoles et son clocher neuf, ne semble pas bénéficier du prestige de la fameuse ribnata, avec sa source miraculeuse et son icône miraculeuse, « fille » de celle de Batchkovo.

C’est Arguire qui a ramené de Grèce ces reliques préservées dans une petite chapelle et assorties d’une pancarte « ne touchez pas les reliques [mochtite] », ainsi que celles de Sveti Mina et Sveti Panteleïmon. Selon lui, les reliques de Kiprian sont particulièrement efficaces contre les sorts, les sorciers, les maléfices envers les animaux 202 . Le caractère miraculeux, la plus-value sacrale, viennent donner sa coloration spécifique à l’engagement religieux : en conférant à la ville une valeur ajoutée religieuse, une identité transmutable en objet d’intérêt, de curiosité, voire d’investissement, et bien sûr de culte, la « charge » miraculeuse concrétise cet engagement, lui donne le poids d’un acte social palpable, ne cantonne pas la foi à la seule dimension spirituelle.

Outre la reconnaissance de la communauté par elle-même, la visibilité extérieure, la légitimation par la réputation et la respectabilité jouent un rôle dans la teneur et la forme de l’engagement religieux, qui tout en étant formulé comme intériorité, besoin intime, désir profond, suppose aussi une démonstrativité et une visibilité. L’acte religieux passe par des effets concrets : un kourban, la restauration d’une chapelle, l’organisation d’un pèlerinage 203 . Il est lui-même mis en sens dans une « socialité religieuse » plus large par rapport à laquelle il prend sa signification : l’effort pour avoir son pèlerinage local au même titre que d’autres villes, le développement de spécificités rituelles qui donnent à la communauté sa particularité, la prise en charge du patrimoine religieux comme travail de soi-même sur soi-même et sur son image.

L’exemple suivant, observé lors des liturgies du carême pascal (le 25 mars 2000), illustre cette forme d’émulation implicite par la ferveur. Dans l’église Blagovechténié (la fameuse ribnata) la liturgie se termine par les hymnes acathistes 204 . Les fidèles quittent peu à peu le temple, seules quatre femmes continuent à chanter, face à l’icône de la vierge. La popadija (femme du pope) leur dit d’arrêter, leur faisant remarquer que la messe est finie : offusquées, elles rétorquent qu’elles ont le droit de chanter autant qu’il leur plaira. Le groupe est mené par Blagovesta, une sexagénaire qui souffre d’un sévère handicap physique, l’empêchant de marcher. Alors que je lui demande pourquoi elles continuent à chanter après l’office, elle s’empresse de préciser : « nous ne chantons pas, nous prions ». Aujourd’hui est sa fête (imenden), et elle me convie à les suivre. En chemin elle m’apprend qu’elle souffre d’arthrose, ce qui est à ses yeux la preuve qu’elle est une grande pécheresse.

Nous arrivons à un petit magasin dans lequel nous nous asseyons. Nous dégustons des anchois sur du pain, des bonbons et du soda, puis elles m’expliquent qu’elles ne font pas vraiment partie du drujestvo, la compagnie de chant, mais qu’elles chantent entre elles, notamment des chants religieux dont elles composent les textes, sur des airs traditionnels légèrement remaniés. Elles ont commencé à chanter (prier) il y a longtemps : elles le font non seulement pour la Bulgarie, mais pour le monde entier. Blagovesta mène ce groupe avec énergie, décidant des chants à exécuter, tenant et détenant la parole lorsqu’il s’agit d’expliquer leurs convictions religieuses : lorsqu’elles chantent, ses compagnes sont nettement moins expressives qu’elle et semblent se plier à ses volontés. C’est alors qu’elle me confie qu’elle est une cousine de Lélé Olga, la grande figure mystique locale, et qu’avec ses amies, elles se réunissent régulièrement toutes les quatre pour chanter. Elle explique, faisant référence à sa parenté avec Lélé Olga : « on a la foi dans le sang, dans cette famille ». Cette pratique en petit comité s’avère ainsi un décalque fidèle des idées et comportements d’Olga, ainsi que du drujestvo qui réunit les femmes croyantes de la ville.

Notes
199.

Egalement nommée ribnata (« poissonneuse ») car dans la crypte située sous le bâtiment, se trouve un petit bassin dans lequel évoluent des poissons.

200.

Ainsi d’une des habituées de la ribnata, Baba Maria, octogénaire, née à Serrès, en Macédoine grecque, puis « déplacée » à Gotze Deltchev, où elle s’est mariée après la guerre, avec un « Macédonien » dont le père gréco-bulgare fut interné 20 ans à Thessalonique...

201.

Cette fête constitue l’une des phases de l’entrée dans le carême pascal ; ce jour-là, on réalise un kourban de haricot (fassoul kourban) sans viande. Sveti Todor, saint du VIè siècle, est associé au respect du carême : en leur disant de refuser toute nourriture, il a sauvé ses correligionnaires de la manœuvre impériale destinée à les souiller en arrosant leur nourriture avec le sang d’animaux immolés.

202.

Ce « privilège » qui consiste à recueillir des reliques pour en doter l’église, ainsi que ses connaissances en matière liturgique, confèrent à Arguire le statut particulier d’un homme de connaissance qui, sans être prêtre, joue un rôle de premier plan dans la vie de l’église. Il conseille, voire corrige, les prêtres, notamment les novices, sur des sujets aussi divers que la manière de faire le prêche, le chant ou encore les relations avec les fidèles.

203.

On pourrait aussi citer l’ouverture d’une classe de soutien dans le cas de la communauté uniate de Kuklen, gros bourg de 8000 habitants des environs d’Asénovgrad.

204.

Chants spéciaux dédiés à la Vierge, chantés seulement lors du carême pascal.