Une métaphore familiale : liens de parenté et liens de localité

Les liens religieux locaux se tissent selon des mécanismes qui visent à densifier les relations : à ce titre, la métaphore familiale est fréquemment tissée dans le domaine religieux, et constitue l’un des ressorts d’un « être ensemble » comparable du groupe familial et du groupe religieux. Ainsi du pèlerinage de prépolovénié (25 jours avant Pâques, à la mi-carême), lors duquel a lieu la réunion de deux icônes de la Vierge, celle du monastère de Batchkovo et celle de l’église Sveta Bogoroditsa blagovechténié.

Les deux icônes sont considérées comme mère et fille : la procession annuelle qui consiste à porter l’une à la rencontre de l’autre s’apparente ainsi à des retrouvailles, à la réaffirmation d’un lien de parenté (Baeva, 2000 : 68). La manière dont les icônes ont acquis ce lien de filiation, et les raisons pour lesquelles ce lien doit être rituellement et périodiquement renoué, prend sa source au confluent de l’histoire du pays et d’histoires locales particularisées. A la fin du XIXème siècle, la lutte des Bulgares contre les tentatives d’assimilation par les Grecs bat encore son plein. C’est en 1894, lorsque le monastère de Batchkovo et certaines des églises de la ville deviennent bulgares, que ce pèlerinage prend forme : il s’agit « d’un côté de retirer l’initiative aux Grecs, de l’autre d’affirmer la “bulgarité” du monastère de Batchkovo » (Marinova, 1998 : 14).

Jusque-là, la population grecque accomplissait, aux alentours de Noël, une procession à Asenova Krâpost, la forteresse de l’époque byzantine située à quelques kilomètres de la ville, et comportant une église. Les Bulgares, dans le but de s’affirmer comme religieusement, mais surtout nationalement distincts, décalent leur pèlerinage (chestvié) dans l’espace et dans le temps : il se déroulera dès lors à Batchkovo, au cours du cycle pascal. Dans le même temps, un quartier bulgare prend forme vers ce que l’on appelle « l’aïazmo aux poissons » 205 . Les habitants de ce quartier (mahala de Tchiprohori ou Ambélino, comme il est encore appelé aujourd’hui) demandent aux autorités religieuses une église et une icône permettant de dédier cette église, de la consacrer à un saint : c’est ainsi qu’une copie de l’icône de Batchkovo aurait été « donnée » aux Bulgares par le monastère, en même temps que l’église sveta Bogoroditza.

En disant que l’icône d’Asénovgrad est la fille de celle de Batchkovo, on opère en quelque sorte la synthèse de cette succession d’événements, qui prend pour cadre la compétition entre identités religieuses et nationales. Ce maillage religieux local affirme l’identité nationale bulgare du territoire, la prise en main par les Bulgares de leur patrimoine religieux prenant forme par la filiation de deux éléments centraux de la religiosité locale, les icônes miraculeuses, et par leur « réunion » symbolique à Prépolovénié. On raconte que c’est une mystique locale, Baba Sultani Chichmanova, qui se voyant révéler en rêve leur lien de parenté, aurait décidé qu’il fallait dorénavant réunir les icônes lors d’un pélerinage : depuis, on emmène la « fille » voir sa « mère », et on prend soin d’embrasser d’abord la « mère » puis la « fille » 206 .

Par la métaphore familiale, parentale, on approprie et qualifie le territoire, à l’instar des liens de parenté qui unissent les icônes de saint Constantin des villages où se pratiquent les Anasténaria, et qui sont la cause de processions en guise de « visites de famille » : « il est aussi de coutume d’effectuer des sorties nocturnes d’un village à l’autre, car le saint (i.e. son icône) d’un village doit visiter son “frère” de l’autre village » (Megas, 1982 : 125). Que les icônes soient dotées d’une filiation, atteste qu’elles sont créditées d’une personnalité, d’une biographie. L’icône miraculeuse du monastère de Batchkovo aurait été léguée au monastère par l’épouse de Bakouriani, fondateur du monastère, en 1098 207 .

Son nom de Pétritziotissa (on dit aussi Sveta Bogoroditsa Petritchka) provient d’un village proche du monastère, mais elle était également appelée Vlaherniotissa, en référence à la Vierge protectrice de Constantinople 208 , ce qui la reliait au centre impérial. Elle a notamment acquis sa force miraculeuse à la suite de sa « disparition » 209 puis de sa redécouverte au XVIIème siècle par un berger du monastère, dans les environs de Batchkovo, précisément au lieu-dit Klouviata. On raconte qu’elle aurait brillé pour signaler sa présence. Après avoir regagné le monastère, elle serait repartie « d’elle-même » plusieurs fois à l’endroit où elle fut retrouvée, ce qui a suscité un autre pèlerinage, qui se déroule encore actuellement entre Batchkovo et Klouviata.

Notes
205.

Comme nous l’avons déjà dit, la source autour de laquelle s’est construite l’église sveta Bogoroditza Blagovechténié, et qui lui vaudra son surnom de ribnata (poissonneuse).

206.

Une autre légende vient sanctifier l’église en question : une nuit, une popadija nommée Fanka aurait eu la vision d’une procession d’anges descendant de Batchkovo pour accomplir la messe dans l’église d’Asénovgrad, appelant ainsi à matérialiser le lien entre les deux temples.

207.

Dans la typologie iconographique, elle représente la Vierge glycophiloussa, qui embrasse tendrement son enfant. Malgré les inscriptions en géorgien du revêtement initial, donné par deux frères géorgiens en 1311, on estime qu’elle est probablement l’œuvre d’un maître local du XIème siècle (Bakalova, 2001 : 266). Je remercie Mégléna Zlatkova de m’avoir fait part de sa documentation sur le sujet.

208.

En référence au « couvent des Blachernes, lieu du culte de la Vierge le plus important de Constantinople » dès l’Antiquité tardive (Besançon, 1994 : 157).

209.

Certains estiment qu’elle aurait été cachée par des moines avant l’incendie du monastère par les Ottomans.