III Anasténaria-Nestinarstvo : rituel local, translocal, transnational

1) La stratégie antique contre l’événement moderne

Un « classique » de l’anthropologie balkanique

Asénovgrad constitue un exemple de topos sacral au sens large d’un territoire, d’un maillage religieux et rituel local. La construction territoriale en question puise autant dans ses particularités microlocales que dans des échelles larges, où la territorialité le dispute à la mobilité (qu’il s’agisse de l’importation de reliques, des pélerinages, du passé byzantin...), où la topographie et l’histoire deviennent tributaires l’une de l’autre, où différentes caractéristiques du territoire sont mises en relation dans le cadre rituel (milieu naturel dans le cas du pélerinage à klouviata, agriculture s’agissant de la viticulture et du kourban de saint Trifon). A tous points de vue, le « local » n’est pas un monde clos, mais une échelle dans laquelle se superposent de multiples niveaux d’appréhension, qui engagent des échelles plus réduites (individuel, microlocal) et plus vastes (nationale, internationale). C’est en croisant ces échelles que l’on parvient à désigner des régimes mobiles de l’activité rituelle et de sa réinvention perpétuelle. Car le rituel, qui donne le sentiment d’une densité locale, et dont le sens semble relever de la dimension locale stricto sensu, s’apparente en fait davantage à un travail de localisation. Il permet la convergence autour d’une conception et d’une construction commune du « monde local », le jour de son déroulement.

Comme nous le verrons plus loin, le kourban est l’un des éléments de cette construction du monde local dans le rituel. Ainsi lorsque le kourban fait l’objet d’un « retour au village » ou lorsqu’il vise à attirer un public vaste par son caractère festif, imbriquant une variété de parcours, de logiques, de points de vue, au propre comme au figuré. Mais cette construction du monde local n’a rien d’immuable, dans la mesure où, passé le rituel, chacun retourne à son parcours propre, parfois dans d’autres mondes locaux (par exemple dans la ville où l’on travaille). Il y a des contextes rituels partagés, mais aussi disputés, autrement dit des rituels qui non seulement font l’objet de discours, mais se voient chargés d’enjeux et de problématiques multiples en termes de signification de la tradition, de revendication d’antériorité, d’assignation culturelle, etc. Les Anasténaria (Nestinarstvo en bulgare) en sont un bon exemple : un détour par la Grèce, particulièrement la région de Macédoine (nord), et dans la région bulgare de Strandja (sud-est du pays), nous permettra non seulement d’appréhender notre objet d’étude dans un autre contexte rituel, mais de saisir les variétés d’échelles du fait rituel. Nous serons amenés à parler d’un rituel simultanément local et transnational, pratiqué par deux groupes nationaux distincts qui cohabitaient auparavant dans une même localité. Le cas grec sera plus particulièrement évoqué, qui nous permettra de décrire un type particulier de ritualité, et ce que l’on peut appeler un événement rituel.

Les pratiques de marche sur le feu connues sous le nom d’Anasténaria (en grec) et de Nestinarstvo (en bulgare) font partie des « grands classiques » de la ritualité (et de l’anthropologie) balkanique. Elles mettent en scène la relation privilégiée entre les saints Constantin et Héléna (fêtés le 21 mai ou le 2 juin, selon le calendrier retenu) et une confrérie composée d’anasténarides (nestinari en bulgare), lors des trois jours de célébration que comporte la fête 216 . Cette dernière comporte un ensemble dense d’opérations successives et d’obligations, dont de multiples processions autour du village et ses lieux de culte (églises, chapelles, obrotzi, aïazma ou aghiasma), qui convergent toutes autour du konak ou konaki, considéré comme la maison des anasténarides et des icônes lors de la fête, en fait une église parallèle. L’aspect le plus spectaculaire du rituel, devenu le point culminant aux yeux des observateurs, est une cérémonie nocturne lors de laquelle les officiants dansent sur un tapis de braise, munis des icônes des saints et d’objets votifs divers. Lors de cette danse, préparée tout au long de la fête et accompagnée par la musique rituelle, les saints descendent sur les anasténarides, leur permettant de franchir le feu sans se brûler mais aussi de guérir leurs maladies psychologiques ou physiques, et éventuellement celles d’autres personnes qu’ils portent lors de leur passage sur les braises.

Ces rituels ont fait l’objet d’un grand nombre d’études de la part des folkloristes, ethnographes, ethnomusicologues, anthropologues, « natifs » comme « étrangers ». En Bulgarie comme en Grèce, les Anasténaria/Nestinarstvo ont été en quelque sorte hyperinvestis par les anthropologues, à coup de qualificatifs souvent évocateurs : « orgiaque » 217 , « dionysiaque » (« cérémonie des plus étranges, au caractère archaïque et dionysiaque », Romaios, 1949 : 9), « sacrificiel », « extatique », voire « chamanique » (Kaloïanov, 1995 : 111-125), leur conférant dans la ritualité populaire un statut particulier et même privilégié. La littérature et la documentation abondent, de telle sorte que le rituel est bien connu tant des savants que d’un public plus ou moins large ; avec les moyens de diffusion modernes, les Anasténaria/Nestinarstvo ont acquis une renommée internationale, comme en attestent les sites internet, les documentations touristiques mais aussi la composition du « public » (qui devient parfois acteur) lors de la fête.

On trouve, chaque année, des comptes-rendus très détaillés de ces cérémonies, avec le déroulement chronologique, des transcriptions de chansons, des photos, etc. dans les exemplaires de la revue Thrakika (Mihaïl-Dédé, 1978), consacrée aux coutumes thraces. De nombreuses pages ont été écrites au sujet du Nestinarstvo dans les villages de la région de Strandja, comprenant des descriptions ethnographiques, des tentatives de définition, des analyses comparatives (Arnaoudov, 1996 ; Vakarelski, 1974 ; Fol et Neïkova, 2000). Une foule d’articles, d’ouvrages, de descriptions plus ou moins savantes, touchant à l’ethnomusicologie comme à la parapsychologie, et ce dans de multiples langues, garnissent la bibliographie du rituel 218 .

Nous avons donc affaire à un « grand classique », qui est tout à la fois un rituel local prenant sens pour des populations déterminées, une coutume chargée d’une valeur nationale par les savants, une tradition de renommée internationale, mais aussi ce que nous appellerons un rituel translocal, qui articule entre Bulgarie et Grèce des lieux de production rituelle séparés autour de la mémoire d’une commune origine. Pour Mégas, les Anasténaria sont une coutume particulière de la fête des saints Constantin et Héléna, « que l’on trouvait primitivement dans un périmètre restreint près d’Agathoupolis, en Thrace orientale, mais qui a été ensuite diffusée en Macédoine, où les Grecs de cette région se sont installés après l’échange de populations effectué en 1923. Cette coutume – ou plutôt cérémonie – (…) se présentait sous sa forme la plus pure dans le petit village thrace de Kosti, qui était étroitement associé aux deux saints » (Megas, 1982 : 122 219 ).

Selon le folkloriste, « il est très probable (…) que les Anasténaria sont un héritage pré-chrétien trouvant ses origines dans les orgies du culte dionysiaque », ce dont il trouve des preuves dans la localisation géographique du rituel et l’état de transe des adeptes, rappelant selon lui les Ménades. Ivanitchka Gueorguieva note quant à elle une double influence « protochrétienne » et « paléobalkanique » : si « la population de la Strandzha a conservé, sous une forme archaïque, l’une des manifestations du culte du début du christianisme, combinant la célébration de l’empereur et celle des saints », le Nestinarstvo comporte « une série d’éléments pré-chrétiens. Ce phénomène a sa source dans la culture paléobalkanique, dont les Bulgares et les Grecs sont les héritiers actuels » (Gueorguieva, 2001 : 258 ; voir aussi Fol et Neïkova, 2000). Concernant les Anasténaria/Nestinarstvo, on pourrait pourtant s’interroger sur le fait que le récit rituel renvoie fort souvent à l’époque ottomane 220 , ou que les pratiques rituelles en question peuvent présenter des similitudes avec celles de certaines confréries musulmanes telles que les Mevleviye, ordre soufi connu sous le nom de Derviches tourneurs (Zarcone, 2004 : 278, 290) 221 .

Notes
216.

Il s’agit des Anasténaria/Nestinarstvo auxquels j’ai assisté. La durée est en fait variable, Megas parle d’une fête de sept jours.

217.

Romaios parle de conversions spontanées, de repas dans la forêt, d’orgies... La fascination pour l’antique rejoint celle pour un « sacré sauvage ».

218.

L’étude consacrée aux Anasténaria par l’américain Loring M. Danforth dans les années 70 et 80 (Danforth, 1989) constitue un moment significatif de leur anthropologie : elles sortent de leur spécificité balkanique, de la question des survivances de pratiques antiques et du contexte politique des déplacements de populations, pour être intégrées à la mouvance des gender studies américaines. Devenant un mode de résolution rituel des tensions familiales, notamment entre belle-mère et bru lors de l’installation de la mariée dans la famille de son mari (Danforth, 1991), les Anasténaria « gagnent » en universalité ce qu’elles « perdent » en antiquité.

219.

C’est d’ailleurs la photographie d’un anasténaris qui illustre la couverture de cet ouvrage.

220.

Au moins deux récits entendus à Bâlgari (1996 et 2006) et renvoyant l’origine du rituel à l’époque ottomane se partagent la scène rituelle : l’un explique que la première nestinarka a sauvé sans se brûler les icônes des saints de l’incendie d’une église provoqué par des soldats ottomans ; l’autre fait état d’une épreuve ordalique visant à prouver la supériorité du culte chrétien sur l’islam : musulmans et chrétiens se seraient lancés des défis, jusqu’à ce qu’une femme chrétienne marche sur des braises, surpassant ses adversaires.

221.

L’usage rituel de la musique et de la danse est la base des pratiques religieuses des Mevleviye (Zarcone, 2004). Mais il y a de nombreuses autres similitudes. Outre que l’épreuve du feu est parfois attestée parmi les pratiques de certaines confréries mystiques qui y voient une forme de prière particulière (zikr) souvent basée sur la souffrance, le fonctionnement « confrérique » est caractéristique des anasténarides : l’archianastéranis ou pitrope, chef de la confrérie, est aussi nommé parfois vekilin, référence claire au turc vekil (mandataire) (Popovic, 1993 : 66). C’est le konak, bâtiment officiel ottoman, qui sert de lieu de base de la confrérie ; les confréries musulmanes sont basées dans un tekke, un lieu qui leur est réservé : les deux types d’espaces sont bien évidemment distincts de l’église comme de la mosquée. De même, certains détails (consécration du couteau, repas réservé aux membres de la confrérie, don de la chair crue aux autres villageois) rapprochent le kourban des Anasténaria de la pratique musulmane.