L’autochtonie fondée et refondée

Nous n’entrerons pas dans la multiplicité des discours et des « preuves » avancées pour attester de l’ancienneté du rituel. Ce qui nous intéresse ici est que ces lectures font du rituel l’héritier d’une antiquité prestigieuse (Mégas) ou un symbole « balkano-chrétien » (Gueorguieva), dans la tradition d’une approche ethnofolklorique attentive à construire ses objets d’étude en termes d’origine et de continuité : elles le rendent témoin d’une histoire, d’une nation et d’une « aire culturelle ». Indépendamment des arguments produits, cela pose une question d’échelle et de contexte du savoir produit. Une sélection des registres de légitimité historique et symbolique du rituel est inévitablement à l’œuvre dès que l’on en produit une interprétation suggérant des filiations, des survivances, des reprises, qui ne voit dans les mutations du rituel que des accidents recouvrant le noyau symbolique originel sans l’affecter véritablement. Dans cette « invention de la tradition » par le folklorisme, un savoir rétrospectif est à l’œuvre, qui consiste à fonder au présent une lecture du passé qui explique le présent (sur la rétroactivité en histoire, voir Copeaux, 1997, 1998) : l’argument génétique bloque l’interprétation sur un fond initial en définitive inquestionnable.

Il n’est pas anodin que, pour les folkloristes grecs et bulgares du XIXè siècle jusqu’à aujourd’hui, deux éléments d’interprétation soient généralement valorisés : la survivance chrétienne et la survivance antique. La première assimile le rituel à un foyer de résistance spirituelle face à l’islam, et met en scène l’excellence et la supériorité d’une foi sur l’autre (mais aussi d’un peuple) par l’épreuve ordalique de la danse sur les braises. Tout en l’annonçant, elle cache l’autre, plus « fondamentale », qui permet de faire le départ entre deux entités culturelles partageant une même confession orthodoxe : la bulgarité et la grécité.

Par un processus ethnonational typique, c’est en fait l’antiquité du rituel qui, sautant par-dessus l’identité religieuse orthodoxe, explique sa pérennité malgré les ruptures. La déshistoricisation du rituel le renvoie à une ethnogénèse affranchie du temps. On pourrait parler d’une double recherche de généalogie, entre la généalogie antique (qui fonde l’hellénité du rituel) et la généalogie thrace (qui fonde sa grécité). C’est en tout cas l’antériorité qui est censée receler le sens du rituel. Il est significatif que Romaios (1949) s’appuie à la fois sur des sources antiques et sur un texte dont l’ancienneté relative sert de pivot à nombre d’études : celui d’Hourmouziadis, relatant des cérémonies observées en 1873 dans la région d’origine, Strandja (Strandza en grec), témoignage d’une localité révolue.

Enjeu archaïque, les Anasténaria sont simultanément un enjeu religieux, ethnique, territorial et national, autour de leur « berceau », la Thrace, et de leurs pratiquants : Grecs et Bulgares. Le rituel renvoie à deux pans majeurs de l’histoire de l’Europe orientale, la fondation de l’empire byzantin et la période ottomane. Les saints Constantin et Héléna, auxquels le rituel est consacré, personnifient la première : en transférant à Byzance la capitale de l’Empire en 330 et en reconnaissant le christianisme, Constantin est considéré comme le fondateur de l’empire byzantin chrétien oriental, tandis que sa mère Hélène y a fait ramener la vraie Croix de Jérusalem. Les deux saints jouent un rôle éminent dans la tradition orthodoxe, Constantin étant le premier d’une série de plusieurs souverains portant même nom, dont le dernier empereur déchu par la prise de Constantinople en 1453 222 .

Sous cet angle, le contexte du rituel est la période ottomane et la confrontation entre conquérants musulmans et sujets chrétiens : on raconte qu’une femme s’est jetée au milieu des flammes d’une église incendiée par les soldats ottomans et en a extrait l’icône des saints sans la moindre brûlure, grâce à la protection des saints. Selon une autre version de l’origine du rituel, alors que des chrétiens et des musulmans mettaient à l’épreuve leur foi respective, une femme chrétienne aurait prouvé la supériorité de sa foi en marchant sur des braises sans se blesser, avec l’aide des saints 223 . Dans le rituel et ses destinataires (Constantin et Héléna) la mémoire politique et religieuse de l’empire byzantin constitue un symbole de résistance chrétienne à la domination ottomane.

En dix ans, entre les guerres balkaniques (1912-1913) et les échanges de population des années 1923-24, le massif de Strandja, dans lequel se situent les villages anasténarides, devient une région frontalière entre Bulgarie et Turquie. La région de Kosti, dont sont originaires les anasténarides d’Aghia Eleni, est intégrée à l’Etat bulgare : ils subissent alors les échanges de population. Ainsi, les anasténarides grecs sont des « réfugiés grecs venant du nord-est de la Thrace (...) qui, en 1923, après l’échange des populations, se sont dispersés dans diverses régions de Macédoine » (Romaios, 1949 : 13). La pratique « migre » notamment dans le nord de la Macédoine, où s’implantent les communautés déracinées, comme dans le gros bourg d’Aghia Eleni (région de Serrès, Macédoine grecque) 224 . Malgré différentes vicissitudes, les villages de la région d’origine, désormais bulgares, continuent de pratiquer le Nestinarstvo (Arnaoudov, 1996 ; Gueorguieva, 2001). Les Anasténaria sont donc une illustration des changements majeurs qui peuvent affecter la ritualité, les significations sociales qu’on lui prête et le « lien au lieu » qu’elle représente.

Les Anasténaria s’inscrivent entre hyperlocalisation et translocalisation, comme un « rituel local transnational », avec entre le lieu d’origine et le lieu de réimplantation les mêmes récits fondateurs, un modus operandi similaire et une transposition terme à terme des mots et gestes rituels. Le rituel « grec » témoigne d’une mémoire délocalisée, transplantée, et scindée en deux villages : l’ancien et le nouveau 225 . Témoin de ruptures historiques, telles que les échanges de population et le démantèlement final de l’ordre ottoman, il se veut aussi objet de continuité, par le maintien d’un culte des icônes, d’une filiation rituelle et l’intégration de ces ruptures de l’histoire événementielle dans son histoire biographique propre. La relocalisation, la refondation topographique du rituel appellent des processus complexes de renvoi entre lieu d’origine et lieu d’implantation, mémoire du topos fondateur devenu un « ailleurs », et mémoire de l’événement déracinant/réenracinant qu’est l’échange de population.

Ces ruptures assumées ou subsumées dans le rituel se retrouvent dans le rapport entre les « autochtones locaux » et ces « étrangers locaux » que sont (et restent dans la mémoire locale de leur installation) les réfugiés : à Aghia Eleni, on distingue ainsi les dopii (de ntopos, ntopoi, locaux, i.e. « Macédoniens ») des kostilides (réfugiés originaires de Kosti), venus dans les années 20 (Danforth, 1989). Les Anasténaria sont une pratique de kostilides, les icônes viennent de Kosti : tout du rituel constitue un marquage de la différence au cœur du local. Après plus de vingt ans de clandestinité, la première performance publique des Anasténaria a lieu en 1947 : suivra une longue période de conflit avec les autorités religieuses, jusqu’à la création en 1971 d’une Société de Folklore chargée de prendre en main le rituel. De pratique étrangère, les Anasténaria deviennent pratique (re)localisée, sans pour autant cesser d’affirmer leur origine transplantée : un passage s’opère de la clandestinité à l’espace public, mais aussi « du mystère religieux à l’attraction touristique » (Danforth, 1989 : 132-167).

Cet « exotisme de l’intérieur » se traduit par l’inclusion dans la communauté de nouveaux anasténarides qui n’entretiennent de lien ni avec Kosti (« ancien » lieu d’origine), ni avec Aghia Eleni (« nouveau » lieu d’origine) : parmi les nouveaux anasténarides, un nombre significatif sont des urbains, originaires d’autre part que de Kosti et Aghia Eleni. Une sorte d’« extériorisation de la tradition » s’opère ainsi, dont témoigne aussi l’emblématisation du rituel, par ses protagonistes comme par ses observateurs, et sa publicité. Comme si le rituel assurait sa survie par un mouvement perpétuel entre localisation et délocalisation, comme s’il avait fait l’une de ses fonctions de la capacité à intégrer le changement qu’ont constitué les déplacements de populations, et que constitue la venue régulière d’éléments « extérieurs ». Le rituel constitue une forme de mode relationnel au sein de la communauté locale, ainsi qu’entre cette communauté et le monde extérieur (Danforth, 1989 : 213).

Les Anasténaria grecques témoignent du déplacement, de la migration, puis de la relocalisation et de la refondation d’un rituel dans une mémoire qui intègre le changement. Elles nous disent quelque chose de la capacité d’intégration d’éléments nouveaux ou extérieurs à la forme de départ postulée du rituel ; enfin elles supposent de tenir compte du travail d’information, de légitimation, voire de coproduction du rituel par ses observateurs (public, médias, ethnologues, etc.). Non seulement « les émigrés grecs provenant de Kosti (...) retournent périodiquement dans leur village natal et dansent sur le feu » (Gueorguieva, 2001 : 251), mais leur retour en 1990 après le changement politique a semble-t-il marqué une sorte de « retour du rituel » : « les Grecs sont venus et avec eux sont revenus les saints », dit-on (Gueorguieva, 2001 : 253).

La fonction intégrative du rituel n’est ni nouvelle, ni fortuite : « durant ces huit jours [que durent les Anasténaria], les signes sacrés sont répétés : de nouveaux candidats à l’entrée dans la confrérie dansent sur le feu et sont acceptés comme anasténarides » (Mégas, 1982 : 125). Mais elle consiste autant à inclure de nouveaux pratiquants dans une socialité villageoise qui puise à un particularisme rituel, qu’à permettre une forme de self-presentation (Herzfeld, 1987) vis-à-vis des « autres locaux » comme des multiples étrangers qui contribuent par leur présence et souvent leur discours à ce particularisme, lequel peut devenir raison d’être.

Notes
222.

L’un des motifs des traditions post-byzantines est le retour de Constantin et la reconquête de Constantinople.

223.

Danforth (1989) relève encore une autre histoire, qui atteste du maintien inébranlable de la foi chrétienne : il y avait le feu dans une église dédiée aux saints, les icônes appelèrent au secours, quelqu’un y est allé pour les retirer et ne fut pas brûlé.

224.

« By 1924 the majority of Kostilides had settled in Ayia Eleni, Langadas, and several other villages in Greek Macedonia » (Danforth, 1989 : 134).

225.

Matérialisation de ce lien, un petit musée, comportant des images, objets, chants, photos, textes, évoquant Kosti, jouxte le konaki, lieu de culte des anasténarides.