Contexte rituel et changement social : instantanés ethnographiques 226

Les conditions actuelles du rituel en Bulgarie, telles que j’ai pu les appréhender dans le village de Bâlgari en juin 2006, posent quant à elles la question de la multiplicité des scènes sociales de la tradition : maintien fragile d’une ritualité locale, spectacularisation de la danse sur les braises, rôle des ethnologues dans l’attestation de la conformité rituelle, appropriation du rituel par une foule d’observateurs-acteurs extérieurs, patrimonialisation par les autorités locales. Entre mon premier séjour (1996) et mon deuxième séjour (2006) dans ce village, divers signes de cette patrimonialisation sont apparus : le plus frappant est le panneau du Parc naturel Strandja situé à l’entrée du village, qui indique que nous entrons dans une « réserve ethnographique (etnografski rezervat). La tradition païenne préservée du Nestinarstvo (danse rituelle sur les braises avec les icônes) est pratiquée au début du mois d’août – le jour des saints Konstantin et Eléna. Un environnement magnifique avec beaucoup de chapelles chrétiennes. Au sud-est du village – Silkosija – la plus ancienne réserve naturelle de Bulgarie ».

C’est ainsi à un environnement rituel requalifié comme patrimoine et comme élément d’un paysage que nous sommes confrontés : panneaux explicatifs à l’entrée du village, supports d’interprétation sur la place centrale du village, fontaine ornée d’une mosaïque représentant une nestinarka, quelques signes parmi d’autres de cette repolitisation du rituel et de cette requalification du territoire 227 . Au cours des trois jours du rituel, je ne cesserai de consigner ces multiples signes de la production patrimoniale et touristique du rituel : l’un des deux musiciens seulement 228 a revêtu un costume traditionnel ; le 2 juin, jour de la saint Konstantin, une exposition historique est présentée devant le konak, tandis que non loin de là, se tient un stand du Parc naturel Strandja, dont la documentation évoque abondamment le rituel ; une nouvelle jarava (le cercle où est réalisé le tapis de braises) a été construite sur la place centrale du village, en face de la future mairie, etc. Outre notre groupe, la présence des étrangers se fait sentir dès le matin du rituel : une équipe de télévision allemande réalisant un documentaire, des touristes de tous âges (des Américains d’une cinquantaine d’années, de jeunes Françaises, un couple de Tchèques…) et surtout une multitude de jeunes Bulgares, dont certains entourent Ivo, un Bulgare musulman reconverti au christianisme qui est en train de fonder un mouvement néo-religieux.

Non des moindres parmi ces « touristes », un car arrive dans le village sur le coup de 10h00 : en descendent des Grecs, retraités pour la plupart, qui habitent les régions de Xanthi et d’Aghia Eleni, où se pratiquent les Anasténaria. Pour certains, la plupart descendants de kostilidès (habitants de Kosti, commune voisine de Bâlgari), c’est la première visite dans la région de leurs aïeux. Parmi ce groupe accueilli avec ferveur par le maire de Bâlgari, quatre anasténarides. Je reconnais l’un des joueurs de lyre du village d’Aghia Eleni, qui peu après jouera brièvement dans le konak. Son fils, qui travaille à l’ambassade de Grèce à Sofia, semble assez content de rencontrer un Français ayant séjourné à Aghia Eleni : « c’est une tradition grecque, que les Bulgares ont repris. Cela remonte à Byzance », m’explique-t-il. Les Grecs suivront l’ensemble de la journée, avant de repartir le lendemain pour Kosti, le village d’origine. Parmi les points culminants de leur visite à Bâlgari, la procession à l’aïazmo de sveti Konstantin : après la présentation des icônes et pendant la distribution de l’eau sacrée, Grecs et Bulgares joueront tour à tour les musiques rituelles, échangeant les instruments, et danseront ensemble le horo. En revanche, les anasténarides ne danseront pas ce soir-là sur les braises : leurs homologues bulgares expliquent que le feu leur semblait trop fort…

Par contraste avec l’implication croissante d’acteurs extérieurs et temporaires 229 , aux motivations multiples et parfois divergentes, la population du village restera nettement en retrait du rituel. En 1996, une forme d’équilibre s’établissait entre un rituel villageois et un spectacle rituel. Certes, la séparation entre le groupe villageois chargé de garder des icônes des saints Konstantin et Eléna, avec à sa tête le pitrope, et les danseurs, des professionnels venant des villes touristiques du littoral de la Mer noire, était déjà un fait établi. Mais les étapes rituelles, telles que les processions aux sources sacrées, autour et dans le village, dans les maisons privées des nestinari, processions accompagnées de bénédictions du pitrope et de dons des villageois, restaient la preuve de l’importance du rituel dans la vie locale. En 2006, pas de donations, pas de procession dans le village. Le pitrope lui-même porte sa tâche comme un fardeau : « c’était un cousin qui le faisait, puis il a été malade et il a fallu quelqu’un pour le remplacer ». Son mutisme témoigne de la pression engendrée par l’afflux massif d’autant de visiteurs, d’observateurs mais aussi de nouveaux acteurs du rituel, puisqu’à l’issue de l’intervention des nestinari, une dizaine de personnes marcheront sur le tapis de braises, s’en emparant dans un mouvement désordonné.

Ainsi, de même que les rites sacrificiels des populations chrétiennes gagnent à être appréhendés en regard des traditions sacrificielles musulmanes, et non pas seulement renvoyés à un fond originel antiquisé, de même que le kourban peut être envisagé comme la formulation de valeurs traditionnelles du « monde local » mises en contraste avec le contexte changeant du « monde moderne », les Anasténaria/Nestinarstvo constituent un contexte rituel à la croisée de multiples régimes de sens : celui de la communauté locale, celui des savants, celui de l’histoire nationale, celui des publics et acteurs du rituel contemporain qui introduisent de nouveaux usages. Le changement qui affecte le rituel n’est pas un accident, mais une création et une question. Plus exactement, le rituel se présente comme une formulation du changement, tout autant que le contexte contribue à reformuler le rituel. Le rituel opère toujours dans un contexte déterminé, par rapport auquel on le charge des identités et des distinctions en cours, tout comme la mémoire religieuse forme une lecture du passé au présent et en fonction d’enjeux du présent (Halbwachs, 1994).

Notes
226.

Les notes qui suivent sont en partie tirées d’un séjour de terrain effectué en juin 2006. Bien que très « fraîches » et à certains égards encore à l’état d’ébauches, j’ai décidé de les inclure dans le présent travail, au titre des informations qu’elles donnent sur le Nestinarstvo aujourd’hui en Bulgarie et de la présentation d’un nouveau type de situation ethnographique me concernant.

227.

Dont je connais les ambiguités pour en être partie prenante dans mon activité professionnelle actuelle, en tant que chargé de mission dans un Parc naturel régional, en matière de valorisation des savoir-faire.

228.

Le rituel est non seulement encadré mais en partie produit par la musique qui scande toutes ses étapes. Deux musiciens accompagnent en permanence les anasténarides/nestinari : un gaïdar et un joueur de tâpan (gros tambour) à Bâlgari, un joueur de lyre et un joueur de tambour à Aghia Eleni.

229.

Dont nous faisons partie, moi et mes compagnons (une danseuse, un producteur, une Bulgare résidant en France, responsable d’une association culturelle franco-bulgare) : il est important de préciser que ce séjour se déroule dans le cadre d’un projet de « création ethnographique » porté par une compagnie de danse française, et auquel je suis associé en tant qu’« ethnologue-témoin ». Le projet consiste à initier une collaboration entre la compagnie française et les nestinari, autour de la question de la mise en performance et en spectacle d’une « tradition ». Entre autres raisons de m’inclure dans ce projet, il me semble qu’en me situant ainsi au cœur de la production de la tradition comme tradition dans le cadre d’un projet artistique, je disposerai d’un nouvel éclairage sur la position d’acteur et d’interprète de la culture comme forme de création. Conscient des écueils de la démarche, j’y vois aussi une manière de mettre à l’épreuve le point de vue de l’ethnologue avec ceux des autres acteurs du projet. Il s’agit d’une matérialisation de la « contemporanéité » comme contexte d’interaction et d’interlocution dans lequel je suis immédiatement acteur (Bensa, 2006 : 197-216).