2) La formation de l’événement rituel

Self-presentation et performance : parcours d’anasténarides

Pour Mégas, les anasténarides « forment un genre de confrérie religieuse, dirigée par l’un des plus anciens ou des plus capables parmi les anasténarides, appelé l’archianasténaris. Le siège de cette confrérie est habituellement un bâtiment particulier ou une pièce à part dans la maison du chef anasténaris. C’est là que la confrérie garde les “grâces” ou les “aïeux” [sires] (des icônes portables ornées de grelots, représentant saint Constantin et sainte Héléna dansant ensemble) durant la fête. La danse est l’élément fondamental du culte des anasténarides. Dans ce bâtiment ou cette pièce, appelé konak [un mot turc désignant un relais administratif ottoman, où pouvaient séjourner les voyageurs], le groupe conserve aussi différents instruments de musique tout au long de l’année : le grand tambour sacré, la viole à une corde, la flûte et la cornemuse ; ils y entreposent également la hache sacrée, le billot et le couteau qui seront utilisés pour tuer le taureau sacré » (Mégas, 1982 : 122-123).

Le soir, « une procession menée par les musiciens et le grand tambour quittait le konak et se dirigeait vers l’église. L’archianasténaris entrait, embrassait les icônes du Christ et de Marie, et remettait les icônes de saint Constantin et sainte Héléna à ses compagnons anasténarides. La procession faisait alors le tour du village, s’arrêtant sur la place du village, où l’un des villageois mettait le feu à la pile de bois. Allumer le feu était un privilège traditionnel très ancien, transmis de père en fils dans une famille donnée. Le chef anasténaris commençait à danser autour du feu ; il était bientôt suivi par les autres anasténarides, portant les saintes icônes. Le rythme, particulièrement lent au départ, gagnait graduellement en vitesse. Les danseurs produisaient de profonds halètements, ou plutôt des soupirs, en dansant ; cela explique leur nom : anasténaris, d’anasténazo (soupirer) » (pp.123-124, des querelles étymologiques ont ponctué le débat sur l’origine du mot “anasténaris”, voir Kaloïanov, 1995 ; Kyriakidis, 1917 ; Romaios, 1949).

Une multitude d’actes permettent de lier entre eux les anasténarides, en leur attribuant une fonction déterminée de telle sorte qu’ils s’y trouvent toujours intimement impliqués, et que de cette implication personnalisée dépend le bon accomplissement de l’événement rituel. Ainsi qu’on l’a relevé, certains officiants n’entretiennent pas d’autres liens entre eux que ceux qu’ils retissent durant les trois jours 230 de célébration que durent les Anasténaria : l’implication totale dans le rôle rituel qui leur est assigné est en fait le rituel lui-même, ce pour quoi ils sont là. De fait, ce qui se joue dans les Anasténaria (et ce que l’on vient voir et saisir), c’est aussi le « devenir-anasténaris » au moment du rituel, la performance rituelle proprement dite, l’existence confrérique que chacun recouvre temporairement, « se retrouver » pour le rituel étant une fin en soi.

Dans les récits qui en sont fait, ce devenir (et redevenir) anasténaris n’est pas le fruit du hasard, d’un automatisme ou d’une appartenance : il est un événement réitéré périodiquement. La pratique des Anasténaria ne suppose pas une prédisposition individuelle à l’égard du saint, mais un événement déclencheur, l’« appel » du saint, et l’intégration à un groupe d’« élus ». Les hommes et les femmes qui composent le groupe des anasténarides s’estiment « appelés » par les saints à accomplir ce rite de la « danse sur le feu » ; l’intimité établie avec les saints au cours du rituel, qui passe par de nombreux moments d’abandon physique et mental, leur permet de subir cette épreuve sans dommage : les anasténarides disent sentir la présence des saints, qui leur transmettent leur pouvoir par les icônes portées lors de la danse. Les intersections entre l’individu et le groupe sont multiples : la pratique de la danse en est une, les officiants dansant seuls et selon leur inspiration propre dans une même pièce. A cette occasion, ils renouent entre eux des liens qui se trouvent distendus du fait de la distance (migration, mobilité), ou qui n’existent que dans ce cadre précis.

C’est le cas de cet architecte de Thessalonique prénommé Phaïdon, anasténaris « d’adoption », qui ne revient à Aghia Eleni que pour le jour des saints Hélène et Constantin, sans que cela l’empêche d’être un membre à part entière du petit groupe des danseurs. Cet homme d’une quarantaine d’années est originaire d’Athènes et habite Thessalonique ; nous ayant identifié, il nous parle en français : il a étudié en Italie et connaît la France, où il a vécu. Il est spécialisé en architecture religieuse et a longtemps travaillé au Mont Athos, à la restauration de monastères. Il explique qu’il a commencé à s’intéresser aux Anasténaria il y a 17 ans, alors qu’il souhaitait réaliser un « travail » (un livre) sur le rituel et la religion. Après avoir participé deux ans de suite en spectateur, il s’est mis lui-même à danser et depuis se rend chaque année pour la saint Constantin et Eléna à Aghia Eleni : il est devenu anasténaris. Un certain nombre d’anasténarides sont comme lui, des « étrangers » au village, souvent issus des grandes villes du pays, et venus il y a plus ou moins longtemps aux Anasténaria. Ils n’ont ni lien de parenté, ni attaches dans le village, mais sont « appelés » en découvrant sur place le rituel.

Notes
230.

A la différence des huit jours constatés par Mégas, la célébration à laquelle j’ai assisté durait trois jours.