La spectacularisation du rite

Aux dires de Phaïdon, danser est difficile et épuisant, mais le plus dur reste la pression des visiteurs, des curieux, des journalistes qui les photographient sans cesse. Depuis une dizaine d’années, selon lui, la pratique a vraiment changé : des étrangers viennent en grand nombre et le rituel s’est « spectacularisé ». Yannis est lui aussi anasténaris, un de ceux qui n’habitent ni n’ont de parents à Aghia Eleni. Entre deux séances de danses-transes au konaki, il semble vidé et heureux, serein : presque davantage que du rituel proprement dit, nous parlons en fait avec ces anasténarides des interactions entre le rituel et son environnement, son « public » notamment, et de toute la myriade de « témoins » qui entourent chacun de leurs mouvements et de leurs gestes. J’ai rarement ressenti à ce point l’effet de ma position d’observateur et de ma présence, par les questions posées, les photos prises, ou même le simple fait de suivre avec de nombreux autres « spectateurs » l’itinéraire rituel.

Le dispositif mis en place autour du rituel et de ses pratiquants est indissociable du rituel lui-même. Différentes scènes et différentes temporalités s’articulent, au cours desquelles les « spectateurs » se retrouvent et forment peu à peu une sous-communauté familière, apprenant à s’identifier mutuellement comme en « faisant partie » ou pas, ou en fonction du degré de familiarité avec le rituel. Ces « péri-anasténarides » se reconnaissent et, à défaut de contact avec les anasténarides, d’autant plus investis dans leur pratique que la pression est forte, échangent entre eux sur les motifs de leur présence, voire sur leurs interprétations des faits se déroulant sous leurs yeux. Apprenant que je suis ethnologue, Adonis, un jeune homme venant d’Athènes, me demande ainsi de lui expliquer la signification anthropologique du rituel et son lien avec le religieux… ce que je me trouve bien en peine de faire.

Ainsi se construit l’événement rituel comme fruit d’une rencontre entre une réalité locale et une présence extérieure, de regards croisés sur des faits qui semblent échapper d’autant plus que s’en approchant, se dresse un bouclier invisible entre le rituel et son environnement. La tradition n’existe pas sans l’attestation de la tradition par le regard porté sur elle, qui la construit en tant que telle. A la différence d’un office religieux quotidien peu fréquenté, d’un kourban de village préparé dans la quiétude matinale, ou même d’une célébration massive dans un grand monastère, par exemple l’Assomption à Batchkovo, les Anasténaria constituent à proprement parler un spectacle rituel. Concernant un groupe de petite taille possédant l’exclusivité de la ritualité, elles polarisent fortement la ritualité et son environnement tout en se situant à leur point de contact.

Les Anasténaria mettent littéralement en scène ce groupe sous les yeux des autres villageois et des spectateurs et convertissent le rituel en une dramaturgie qui, bien que réglée, n’échoue jamais à susciter une émotion rituelle, car on peut dire que tout le monde est là pour ça : les anasténarides et le « public » contribuent de concert à construire l’émotion rituelle. Dans l’ensemble, les danseurs affichent une concentration qui contraste avec le bouillonnement qui se manifeste autour de la fête. Ils semblent alternativement détachés de la pression et débordés par elle. Leurs attitudes contrastées (sourires, manifestations de joie, souffrance, renfermement voire colère) marquent les multiples écarts entre leur position d’acteurs du « sacré » et la foule des témoins « profanes ». Elles constituent autant de réponses au stress ambiant, aménageant simultanément les barrières entre ceux de l’intérieur et ceux de l’extérieur et leur franchissement ponctuel.