« 20-21 mai 2000. La procession avec les icônes a lieu à la nuit tombante, vers 21h ; elle part de l’église et y aboutit. L’archianasténaris, les anasténarides portant les icônes font le tour du village, accompagnés d’une fanfare et du maire, s’arrêtent pour chanter le Kyrie Eleison, se mêler aux villageois qui “accueillent” les icônes. Elles resteront à l’église pour la nuit. Au konaki, après la procession, 7 ou 8 personnes dansent avec des icônes portatives, munies d’une poignée à la base. La formation musicale se réduit alors au tambour et à la lyre.
Au début des cérémonies, l’archianasténaris a donné un objet (foulard, fleur…) à chaque anasténaris, lui affectant une position dans la procession et dans le groupe : des simadia (signes) que chacun conservera en propre pendant toute la durée des cérémonies, et qui sanctionnent la relation établie avec les saints. Les icônes sont couvertes de tamata [vœux], de fleurs, et enchâssées dans leur chemise rouge sang, également appelée simadi 231 . Elles se “transmettent” de père en fils, et sont conservées à l’année dans la maison de l’un des anasténarides vivant au village : on les y prend chaque fois que le groupe accomplit le rituel.
Les danseurs sortent régulièrement par les portes latérales du konaki, portant les icônes et des encensoirs, et les présentant aux gens qui se tiennent à l’extérieur, en une sorte de bénédiction, tout en dansant : à leur vue, tout le monde se signe. De dehors, la musique parvient, un peu étouffée, lancinante, de rythme rapide, répétitive et stridente ; des parties longues, jusqu’à vingt minutes, scandées par le son aigu de la lyre. Au son obsédant se mêlent une forte odeur d’encens et des fumigations fréquentes. Le konaki est une sorte d’église parallèle, où musique et danse sont permises.
Ces danses sont souvent circulaires, mouvementées, entre la marche et des mouvements plus déhanchés, plus libres. Chacun a un style particulier, qu’il cherche, qu’il accorde à la musique, qu’il fait varier en vitesse et en intensité. Un état autre semble progressivement atteint. Ils ferment les yeux, suent beaucoup, semblent souffrir parfois, sont concentrés, jamais relâchés. Il y a beaucoup de personnes extérieures au village. La plupart des hommes ont entre quarante et cinquante ans. Un homme plus âgé a dépassé la soixantaine. L’un d’entre eux est jeune : 25 ans environ. Au cours d’une des séances de danse, il s’effondre, en état de catalepsie. Deux femmes ont une cinquantaine d’années : tout en dansant, l’une d’elles sort régulièrement du konaki avec un air de souffrance sur le visage et, les yeux clos, invective la foule : « laissez-nous ! Allez-vous en ! ».
L’archianasténaris porte un foulard sur les épaules comme un prêtre vêtu du chasuble. Il est assis, on vient baiser sa main. On embrasse les icônes. Les danses continuent, on s’arrête parfois, les visages expriment la fatigue ou la concentration, la tension. L’état d’anasténaris provient des effets cumulés de l’encens, de la chaleur, de la musique, de l’effort... Le contact avec les objets est primordial. Les icônes sont au fond du konaki, à l’est. Des gens sont assis autour de la “piste” et regardent, sans mot dire. Des cierges brûlent dans les bacs emplis de sable. La musique emplit la salle.
Les icônes trônent, avec les effigies des saints tenant la croix, conformément à la légende. Elles sont décorées, habillées, recouvertes de pièces, de fleurs et d’ex-voto. La tension retombe peu à peu. A la fin, on ramène les icônes habillées “à la maison”, chez l’archianasténaris et dans une autre maison. Après avoir déposé les icônes, le groupe retourne au konaki, fait le tour du bûcher, et entre dans le konaki. Deux femmes se tiennent à la porte avec des cierges. Dans le bâtiment, une dizaine de personnes du village, plus quelques suivants. On ne passera pas à l’église, on dansera une bonne partie de la nuit au konaki ».
Lors des trois jours que durent les Anasténaria, une densité rituelle est perceptible en permanence, travaillée et « exploitée » par les officiants à leurs propres fins, pour atteindre les états de concentration et de disponibilité requis. Les Anasténaria comprennent une série de séquences faisant varier les lieux, les temps, les intensités et les relâchements. Le rituel constitue une prestation religieuse globale, constituée entre autres de processions, de dévotions, de sacrifices : « ces activités font partie d’une tentative plus générale d’assurer les effets bénéfiques de la puissance surnaturelle de Dieu en établissant une relation personnelle d’obligation mutuelle avec un saint particulier » (Danforth, 1989 : 71). L’ordre de la procession, le circuit du cortège dans le village et à sa périphérie, sont l’objet d’une définition et d’un rythme rigoureux. À un rituel sur-organisé, sur-codifié, font contrepoids des périodes de libération, de transe, de spontanéité, de débordement.
Lors des déplacements, les participants sont toujours en file indienne, dans un ordre défini par l’archianasténaris, et munis de leurs attributs respectifs : icônes, fleurs, cierges, encens pour le chef, mouchoirs... Ils se déplacent rapidement, la marche elle-même suivant un rythme complexe, alternant des pauses, des stations et des accélérations, le tout marqué par la musique (un tambour et une lyre). Ils suivent des itinéraires précis, qui les conduisent vers l’église, le puits, les maisons dans lesquelles ils entrent. Tout au long de cet itinéraire, les villageois saluent les anasténarides, leur prodiguant des marques de respect, baisant la main de l’archianasténaris, et font des dons en argent, qui seront ensuite comptés et affectés à une dépense commune, notamment pour l’entretien du konaki et l’organisation des kourbani. C’est dans le même ordre, au son de la même musique qu’ils se rendent à Péponia où les attend le bélier sacrificiel.
La gravité et l’impression d’une codification stricte proviennent de la densité des obligations rituelles des participants, chaque intervalle dans ces obligations marquant un repos et un changement de comportement notable chez les danseurs 232 . La danse elle-même est un moment de charge émotive, rituelle, physique et psychologique qui ne laisse aucune place au relâchement, bien que tout concourt à créer une débauche de mouvements, d’états d’âme, de sensations, de musique. L’état de tension et de condensation produit par le rituel se traduit sur le corps : la danse sur le feu est un point culminant de libération de l’énergie collective accumulée dans le konaki. La ritualité enserre tout ce qui pourrait être cause de désordre ou d’entropie : la suractivité du corps se veut l’envers de l’ordre de l’âme et comme sa preuve. On trouve d’autres exemples de cette équation dans la ritualité orthodoxe : les mouvements collectifs de Pâques, la pression collective, la promiscuité des corps, la chaleur, l’odeur de l’encens, le bruit, les chants, etc., tout un ensemble de phénomènes de condensation parfois accentués par le jeûne, l’heure tardive, la fatigue, qui produisent le rituel comme un ordre séparé du quotidien, spécifique, voire qui paraîtrait un désordre au quotidien 233 .
Une châsse textile dont on entoure l’icône, parfois appelée les « vêtements du grand-père » – ta rouha tou papou.
Remarquons qu’ils ne se définissent d’ailleurs pas par ce terme : ce n’est pas de la danse à proprement parler, c’est « le rite », la prière spécifique aux saints Constantin et Eléna.
On pourrait convoquer ici la matrice des schémas inversés de Devereux (Devereux, 1986) : à un ordre dans le quotidien correspond un désordre dans le rituel et inversement.