Un clergé parallèle

La « confrérie » fait office, lors des trois jours que dure la fête, de clergé parallèle, une instance rituelle locale dotée d’un prêtre, l’archianasténaris(« le chef des Anasténaridès (...) était pour les villages attachés au même culte une sorte d’évêque », Romaios, 1949 : 15), et d’officiants (les anasténarides/nestinari) aux fonctions rituelles claires qui les engagent aux yeux de la communauté locale, ce qui se matérialise par de nombreuses interactions rituelles : processions dans le village et les bourgs voisins, dons en argent, kourbani, visites à domicile, etc. Le cas des Anasténaria illustre bien l’articulation et la coexistence de différents niveaux du religieux : local et universel, communautaire et clérical, rituel et liturgique. Le doublement des fonctions et des attributions rituelles, la diffraction de la pratique religieuse locale en deux niveaux à la fois indissociables et en tension, sont fréquemment attestées dans les travaux portant sur le champ méditerranéen (Andézian, 2001 ; Charuty, 2003). Cette coexistence peut concerner de multiples occasions rituelles, allant du parrainage (parenté spirituelle) à des dispositifs liturgiques que l’on peut désigner comme parallèles.

L’archianasténaris (parfois appelé pitrope ou épitrope), chef spirituel de cette confrérie, constitue un double para-institutionnel du prêtre, qui administre des bénédictions, notamment les fumigations, et joue un rôle moteur dans le rituel, en répartissant les tâches, ouvrant les processions, manipulant et attribuant les objets du culte. Ce « prêtre anasténaris » dirige les différents moments cérémoniels, distribue l’eau bénite de l’ayazmo, reçoit le gigot gauche du kourban (partie habituellement réservée au prêtre). Au konaki, c’est l’archianasténaris qui remplit la fonction sanctificatrice : il encense le kourban, puis les anasténarides, au cours de leur danse, se rendent à tour de rôle dans la cuisine pour danser autour du kourban, l’encenser, et passer les objets du culte au-dessus du chaudron. Plus largement, l’archianasténaris est le dépositaire de l’ordre rituel et le garant de son maintien, par l’entretien des lieux sacrés (ayazmo, konak) et en gardant à son domicile les icônes sorties lors des cérémonies des saints Constantin-Eléna.

En revanche, à la différence du prêtre, il peut aussi assumer la fonction de sacrificateur : « l’archianasténaris trace le signe de la croix avec l’icône du saint au-dessus du taureau, et l’immole avec de grandes précautions, de manière à ce que son sang s’écoule dans les fondations de l’église » (Romaios, 1949 : 24). Dans un rituel aussi codifié que le Nestinarstvo, les réseaux locaux, familiaux et amicaux, débordent les autorités cléricales, parfois astreintes à une place ambiguë, entre caution et répression. Ainsi, « les nesténaria s’étaient constitués en culte populaire distinct du culte officiel et en même temps en contact étroit avec lui » (p.29), ce qui fait l’objet de réactions souvent violentes du clergé, telles que celles de l’évêque Théophilos, auteur de lourdes charges « contre ceux qui tiennent les saintes icônes et ceux qui entrent en démence » (p.33).

A cette « confrérie » dotée de ses propres règles, formules et gestes rituels, s’ajoutent des objets de culte (icônes habillées à l’aide de housses en velours rouge, elles-mêmes ornées de pièces de monnaie, accessoires divers : fleurs, mouchoirs, chandeliers…), des lieux propres au culte (konak ou konaki, aire de danse, aïazmo, mais aussi musée…), un calendrier propre (Danforth, 1989). Le konaki est l’un des points nodaux du rituel : c’est là que se préparent les anasténarides, qu’ils se retrouvent pour manger, danser, prier, et atteindre l’état de concentration nécessaire au rituel. Il fait office de maison de culte et de « temple » à l’usage spécifique des anasténarides 234 . Le konaki, couvert de kilimi (tapis), comporte des objets et relève d’une disposition spatiale rappelant une église (lampes à huile, bacs à cierges, table-autel, porte-icône, bancs latéraux) à laquelle s’ajoute cependant la cheminée et, au centre, la « piste de danse ». Lors des séances de danse, les musiciens y occupent un coin de la pièce, tandis que les villageois et les visiteurs assis le long des murs, massés aux fenêtres et dans l’embrasure de la porte, assistent aux progressions des officiants. Le konaki est situé au centre du village, face à l’esplanade sur laquelle se déroulent les danses sur le feu.

Sur cette esplanade, des installations assez récentes sont spécialement prévues pour les Anasténaria : des gradins, un parterre en herbe d’une trentaine de mètres de diamètre, des barrières séparant les danseurs du public, le bûcher disposé au milieu. A côté il y a un petit musée où se trouvent des photos des précédentes cérémonies, ainsi que des vues de Kosti, « le village d’origine » ; un peu plus loin, l’aïazmo (ou aghiasma) où se puisera l’eau qui servira au kourban et à toutes les parties de la liturgie qui impliquent l’eau, ainsi que la distribution d’eau bénite, et une toute petite chapelle. Au bord du chemin, entre la source et le konaki, le trou qui est rouvert chaque année pour accueillir le sang des kourbania et dans lequel sont laissés les ossements et d’autres « déchets ».

Le parallélisme vis-à-vis du culte officiel est flagrant : le prêtre n’assiste pas au rituel, il joue seulement son rôle lorsque les anasténarides et l’ensemble du village, ainsi que le maire, se rendent à l’église pour la « version officielle » de la fête des saints Constantin et Eléna, la liturgie. Les pratiques chorégraphiques des Anasténaria ont contribué à leur qualification païenne ou non-chrétienne, le rituel consistant d’un certain point de vue à « danser à l’église », ce qui est interdit dans un temple chrétien. Plusieurs éléments attestent d’un ordre rituel parallèle à l’ordre officiel – éventuellement facteur de désordre : la pratique du kourban, la hiérarchie religieuse parallèle (pitrope, archianasténaris), la procession réservée aux initiés, le culte en partie nocturne qui gravite autour du konak, temple confrérique, les éléments même du rituel (source, arbre, brasier, musique, danse, feu), le caractère semi-privatif des icônes, dont l’archianasténaris est dépositaire... Se dessine un rituel non pas inversé, mais parallèle, transposé, alternatif, marqué par une surcharge d’éléments mystiques, affectifs, sensoriels : usage excessif de l’encens, musique (qui commande au rituel de se dérouler hors de l’église), danses, cris, pratique du feu, intensité de la manipulation des icônes (entraînées dans des pratiques qui contrastent avec les baisers, le toucher simple...).

Notes
234.

Ce qui ne laisse pas de faire penser aux tekke, lieux de confréries mystiques musulmanes.