Kourbani et Anasténaria : un rite dans une ritualité

Le kourbani constitue l’une des opérations du cadre rituel dense des Anasténaria. Le jour du kourbani (21 mai 2000), la procession des anasténarides arrive vers 11 heures au konaki, le lieu de culte de la confrérie, point nodal au sein et autour duquel s’effectuent toutes les opérations rituelles des Anasténaria. On y dépose les icônes des saints Constantin et Héléna, certains y dansent, puis l’archianasténaris distribue les objets : roses, foulards, cierges, corde pour le mouton. Le groupe ressort et se dirige vers un tracteur équipé d’une remorque dans laquelle chacun prend place : direction Péponia, le village voisin. C’est là que l’on achète le bélier noir qui sera sacrifié, l’offrande collective étant obligatoirement un mâle de couleur noire.

Le maire, l’archianasténaris, quelques officiels réalisent la transaction, dans la cour de la ferme, devant un public consistant : on paie « sans discuter » et on orne l’animal d’une couronne de fleurs. Il sera mené à pieds jusqu’au bout du village de Péponia, puis monté dans le tracteur qui rentre à Aghia Eléni. Le bélier est ensuite mené vers le trou sacrificiel situé à côté du konaki, entre l’arbre et l’aghiasma (source sacrée), où il sera immolé en compagnie de quatre dons (tamata) de particuliers : des agneaux décorés de fleurs et de rubans rouges. Un boucher (« un professionnel ») égorge les cinq offrandes à la suite, en commençant par le bélier : le sacrifice se déroule rapidement, au bord du trou qui recueille chaque année le sang du kourbani et dans lequel on prendra soin de déposer les os, avant de le reboucher.

Son acte accompli, il laisse les têtes pendre au bord, le sang s’écoulant. Puis les instruments du sacrifice sont donnés par l’égorgeur à l’archianasténaris, qui les confie à l’un des anasténarides : ils seront enroulés dans une étoffe et conservés pour l’an prochain. L’ensemble des opérations de boucherie se déroule ensuite derrière le konaki. Pendant ce temps, nombre d’autres villageois font leur propre kourbani à la maison et viendront le manger en partie au konaki. Selon certaines descriptions, lorsque l’offrande était un taureau, il était égorgé au nom du village, tandis que les particuliers immolaient des moutons, mais il est important de réunir et de manger ensemble, à un moment donné, ces différents kourbania.

Quant au pope, s’il a accompli la liturgie de la veille en l’honneur des saints Constantin et Héléna, liturgie à laquelle les anasténarides ont pris part, il n’a assisté ni à la procession visant à aller chercher le bélier, ni au kourbani, et les chaudrons ne sont pas bénis ; il n’interviendra pas non plus lors du point culminant des Anasténaria, les danses sur les braises qui se tiennent dans la soirée du 21 mai. Il apparaît ainsi nettement que l’ensemble rituel des Anasténaria, qui comprend les processions, les séances de danses collectives au konaki puis sur les braises, le kourbani, se déroule dans un espace-temps simultanément lié et séparé du « religieux officiel » proprement dit.

Dans le chaudron qui cuit lentement dans la cuisine à côté du konaki, un kourbani préparé très simplement, à base de viande, d’eau et d’oignons, le tout bouilli. Les hommes ont préparé la viande, les femmes s’occupent de la cuisson. On a distribué des morceaux de kourbani aux voisins, amis, parents, faisant le tour du voisinage en donnant la viande crue. Mais certains viendront manger le repas directement au konaki. Tout comme le couteau, les instruments qui servent au kourbani (chaudrons, couteau, ustensiles...) sont gardés au konaki et ne servent qu’à l’occasion des Anasténaria 238 . Les obligations rituelles sont ici plus rigoureuses que d’ordinaire : cacher le couteau à l’animal, conserver les outils du sacrifice dans une étoffe et ne les utiliser que pour cette occasion précise, faire s’écouler le sang dans un trou, parfois enduire les flancs de l’animal de son propre sang, ce qui évoque l’onction au henné.

De multiples détails suggèrent l’identification étroite entre l’offrande et la communauté des anasténarides : ces derniers se rendent en cortège chez le propriétaire pour repartir avec l’animal, en ordre processionnel. L’animal 239 n’est jamais choisi au hasard mais doit être un mâle de couleur noire : il est désigné par ses parures et il y a une brève cérémonie de passation entre son propriétaire et ses sacrifiants. Ce sont ces mêmes anasténarides (dans le konaki, lieu de culte attitré de la confrérie) et les villageois (à la maison), mais pas le public en général, qui consommeront le repas sacrificiel. Autre indice d’un « investissement » accru dans le rituel : le sacrificateur use pour immoler l’animal d’un couteau servant exclusivement à ce sacrifice, et précieusement remisé le reste du temps, au même titre que les objets sacrés des anasténarides (icônes, instruments de musique accompagnant le rituel). Ce trait 240 est le signe d’une attention et d’une intention sacrificielles qui impliquent de séparer de multiples manières le rituel et ses objets des actes et objets ordinaires.

Dans le dispositif d’échange sacrificiel des Anasténaria se laisse deviner une gradation des implications rituelles : à l’espace-temps de la confrérie, qui agit et constitue à proprement parler le rituel, et consomme le kourbani entre-soi, dans l’espace clos du sanctuaire, se superpose celui du village, dans lequel et pour lequel le rituel est en partie accompli, mais qui consomme le kourbani dans l’enceinte domestique (faisant entrer l’événement rituel dans ce lieu du quotidien), et enfin la masse des spectateurs exclue de la communion. Le degré de participation, et même la non-participation, sont l’une des modalités du rituel, qui en désignent les contours et les limites, les logiques d’inclusion et d’exclusion.

On notera que « les préparatifs du repas, de même que le festin, n’ont pas lieu sur place, comme presque partout ailleurs dans les kourbania, mais les chairs sont coupées en rations et sont envoyées dans les maisons (...). Mais ceci ne signifie pas que le sacrifice a un caractère privé, et que tout le village n’y participe pas » (Romaios, 1949 : 57). Un partage s’établit, qui consiste à donner la viande crue aux villageois, tandis que les anasténarides entre eux mangent la viande cuisinée au konaki. Le mode d’offrande et le lieu de consommation fonctionnent comme critères distinctifs : tandis que la viande crue est portée dans les demeures, on vient manger la viande préparée, les deux opérations se déroulant simultanément. Il en va de même dans les villages de Strandja, où les habitants bulgares pratiquent le Nestinarstvo : « la viande crue est distribuée à tous les gens du village, et une petite partie est bouillie pour la tablée rituelle » (Gueorguieva, 2001 : 254).

Un chaudron est réservé aux anasténarides : la spécificité de leur petite communauté temporaire, leur séparation de l’espace social conventionnel est également signalée par une commensalité restreinte, un entre-soi. Le kourbani est ainsi un des moments forts de la ritualité des Anasténaria, auquel tous les anasténarides et bon nombre de villageois assistent : à ce titre, il constitue un rite dans une ritualité, une des composantes d’un ensemble rituel cohérent et spécifique. Il constitue tout à la fois un mode de cohésion villageoise, par la désignation d’une offrande commune et la réalisation simultanée de plusieurs kourbania, et un opérateur de distinction, en matérialisant différents espaces de production, d’échange et de consommation du repas votif : si les anasténarides mangent le kourbani dans le konaki, les villageois le mangent en partie en privé, en partie en public.

Nestinarstvo, Svetii Konstantin i Elena, Bâlgari, juin 1996.
Notes
238.

Cela rappelle les précautions prises par les musulmans, qui n’utilisent les instruments du sacrifice qu’à des fins sacrificielles. Les objets du sacrifice sont eux-mêmes sacrés, et parfois dotés d’une véritable personnalité surnaturelle ; l’un des protagonistes du sacrifice d’Ibrahim dans les traditions post-coraniques est ainsi le couteau qui ne coupe pas car Allah lui avait dit : « ne coupes même pas un cheveu de l’enfant » (Blagoev, 1996). Humanisé, doté d’une voix, le couteau n’est pas un objet indéterminé mais un acteur à part entière du sacrifice, une entité dont la volonté doit être gagnée.

239.

S’il s’agissait avant d’un bovin, dans le cas que j’ai pu observer en mai 2000 dans le village d’Aghia Eleni (région de Serrès, Macédoine), l’offrande était un bélier noir doté de cornes proéminentes.

240.

Également caractéristique de la pratique musulmane du kourban.