I Un travail du monde et un monde du travail

1) Une catégorie socio-rituelle floue : les kourbandjii

Si « la célébration d’un kourban requiert : des officiants, des participants, une victime, un destinataire, un autel » (Popova, 1995 : 151), en abordant le rituel comme savoir « faire rituel », nous nous attacherons d’abord plus particulièrement aux « officiants », qui constituent un groupe aux contours flous, bien que partie intégrante de la socialité villageoise ou du quartier : les kourbandjii. Ce terme substantivé, intraduisible de manière littérale, désigne les pratiquants du kourban : on peut rendre sa dimension corporative par « kourbanistes » (Popova, 1995). Il peut aussi s’appliquer à tous les participants à un kourban : ainsi Markou (1975) désigne comme kourbantsidès tous ceux qui prennent part au kourbani quel que soit leur rôle, donc potentiellement tous les villageois lors du kourbani. De ces deux acceptions, nous retiendrons davantage la dimension corporative, la plus fréquemment mobilisée par les acteurs : les kourbandjii sont les membres actifs de l’équipe qui organise, confectionne et distribue le kourban, les participants « passifs » étant plutôt désignés par des termes plus larges et neutres quant à l’implication dans le rituel, tels que viarvachti (croyants) ou mirjani (laïcs). Le comité des kourbandjii regroupe les personnes, hommes et femmes, qui se retrouvent régulièrement pour œuvrer aux kourbani.

Le terme de kourbandjija ne désigne pas un statut social au sens fort : il renvoie à une activité ponctuelle et parcellaire, celle de membres de la communauté qui prennent en charge le kourban, lui-même pratique ponctuelle et circonstanciée. Leur rôle rituel et social les associe à une forme d’identité rurale et villageoise : les kourbandjii témoignent en un sens du « peuple », dans l’acception paysanne et communautaire du terme (Markou, 1975) 241 . Bien qu’ils ne s’autodésignent pas forcément eux-mêmes comme tels, les kourbandjii matérialisent un genre flou de groupe social, chargé du maintien d’une tradition rituelle fortement liée à l’appartenance locale. De ce dernier point, les pratiquants du kourban sont pleinement conscients : s’ils ne situent pas explicitement leur rôle dans un « système social », ils estiment que ces manifestations rituelles renvoient à des valeurs collectives, et sont des démonstrations d’une persistance traditionnelle, notamment dans un monde contemporain incertain.

Notes
241.

Le kourban, bien que débaptisé en obchta trapeza (table commune), faisait même partie des rituels promus par le régime socialiste, par exemple dans le village de Raduil : « l’élément rituel le plus important qui est conservé, est le repas collectif en plein air. D’un même mouvement s’y maintiennent la socialité rituelle et les modèles gastronomiques. Les gens se regroupent comme auparavant [avant le communisme] par familles, et échangent la nourriture avec les autres groupes » (Petrov, 1997 : 114).