Kourbandjija et nastoïatelstvo : interconnaissance et participation

L’organisation d’un kourban, la restauration d’une église ou la participation à une chorale d’église sont autant de formes d’investissement collectif dans un religieux identifié localement, référé à une tradition autant qu’à des « savoir-faire » et un « savoir-vivre ». Le groupe des kourbandjii ne se confond pas avec le nastoïatelstvo (comité ecclésial) dont se dote chaque paroisse, et qui a pour fonction d’assister le représentant local du clergé dans ses missions en assurant des tâches gestionnaires et logistiques liées au fonctionnement général de l’église. Le nastoïatelstvo est un comité composé du prêtre et de laïcs, gérant les dons faits à l’église (produit de la quête, objets, vêtements, éventuellement animaux...) et décidant de leur affectation (distribution aux démunis, vente afin de dégager de la trésorerie, réinvestissement dans des opérations rituelles telles que le kourban, etc.), tenant la comptabilité engendrée par les diverses prestations payantes du clergé (mariages, baptêmes, funérailles...) et assurant des tâches périliturgiques : vendre les cierges et autres objets pieux, nettoyer le temple, etc.

Les membres du nastoïatelstvo sont élus pour un mandat de quatre ans, et considérés comme garants, aux yeux de la communauté, de la bonne gestion de l’économie de l’église. Ils ont en charge la vie sociale de l’église, dont les kourbani collectifs sont une forme parmi d’autres 242 . Dans les villes, il y a un comité par église : à Bansko, dans le Pirin, une ville touristique réputée pour son patrimoine bâti, le nastoïatelstvo de la magnifique église sveta Troïtza comporte trois personnes, élues pour quatre ans. Baba Ratka, qui tient régulièrement la caisse de l’église, vendant les cierges et d’autres objets de piété, précise que le comité participe à l’organisation des kourbani lors des grandes fêtes ; chacun des huit quartiers de la ville organise également ses kourbani, sans compter ceux qui se tiennent dans les chapelles et les monastères des environs. Cette dame de 82 ans (en 2002), alerte et serviable, s’est investie dans la vie paroissiale après être revenue vivre à Bansko, sa ville natale, qu’elle avait quitté pour exercer sa profession d’institutrice à Sofia.

Le comité s’occupe de gérer les « revenus » de l’église et l’ensemble des activités qui s’y déroulent autour de la dimension liturgique (vente des cierges, livres et autres objets, quêtes, tenue des comptes, organisation de visites, participation aux chœurs, répartition des diverses tâches que nécessite l’entretien d’un lieu de culte et les activités qui s’y déroulent : le ménage, les réparations…). A Pâques, les vêtements, foulards, mouchoirs déposés par les fidèles sont ainsi vendus au profit de l’église ; des donateurs aisés soutiennent financièrement les réparations de telle chapelle (Bansko est une ville touristique réputée et un lieu de résidence secondaire) : les revenus peuvent être affectés à des actions caritatives (dons aux pauvres), à des opérations de restauration des bâtiments religieux, ou à l’organisation d’événements pieux comme les kourbani. Surtout, la plupart des personnes impliquées dans la vie de la paroisse donnent de leur temps et de leur travail : c’est le cas d’un artiste de Sofia qui participe gratuitement à la restauration de fresques.

À la différence du nastoïatelstvo, les kourbandjii ne sont liés par aucun mandat avec la communauté des fidèles ou le village, ni même avec le prêtre : ils ne sont pas élus, mais se proposent bénévolement, et sont connus de tout le village pour leur activité. Leur groupe fonctionne sur le mode d’une association de fait, dont les membres se (re)connaissent entre eux sur des bases implicites, d’amitié, de voisinage, d’appartenance à une même classe d’âge. Groupe informel, variable en taille et en compétences, il puise dans la société locale, témoignant de formes d’engagement spontanées dans le sens où elles ne sont pas déterminées par l’attribution de fonctions sociales identifiées et hiérarchisées, mais par une participativité sur la base d’appartenances locales, amicales, générationnelles ou intergénérationnelles, lorsqu’un kourbandjija a appris le « métier » avec l’un de ses parents ou des « anciens ».

Cette forme de coopération renvoie aux modes d’appartenance localisés que sont le village ou le quartier, dans lesquels des liens multiples se tissent sans base institutionnelle précise. Planifiant leur travail d’une année sur l’autre, se répartissant les tâches, les kourbandjii tiennent à faire montre de leur bonne gestion de ce qui devient vite une affaire publique : on insiste sur le réinvestissement des bénéfices éventuels, il arrive même que l’on fasse une présentation publique des comptes. Dans de nombreux cas, des personnes dotées d’un statut légitimant, qui leur confère une position spécifique de reconnaissance et de maintien de l’identité locale, jouent un rôle de déclencheur : un prêtre, un maire, un érudit local, un instituteur viennent ainsi fournir la caution officielle, par le discours qu’ils tiennent sur la pratique, à l’action en apparence spontanée des kourbandjii.

Ainsi d’un kourban en l’honneur des saints Petâr et Pavel dans le village de Bobochevo, décrit par Sandrine Bochew. Le principal organisateur raconte comment fut prise en 1979 la décision de refaire ce kourban jusque-là oublié : « nous étions trois amis. En 1978, dans une krâtchma [bistrot, taverne], nous avons rencontré un pope et je lui ai demandé pourquoi cette église [st Petâr et Pavel] était désaffectée et qu’est-ce qu’il fallait faire. Il dit “je ne sais pas qui en était responsable, mais à cet endroit on faisait un kourban” et le docteur G. m’a donné 10 leva et m’a dit : “tu es maintenant le trésorier du kourban” » (Bochew, 2002b : 78). Au cours d’une discussion informelle touchant un thème localement significatif, des effets de position statutaire s’activent et engendrent une pratique sociale au sein de laquelle des rôles implicites sont rapidement répartis : le prêtre énonce la tradition, le médecin lui apporte une caution matérielle, le « villageois » la réalise 243 .

La distinction entre comité ecclésial et « kourbanistes » touche à la représentation d’une institution. Par contraste avec le nastoïatelstvo, inscrit dans un fonctionnement hiérarchique, entretenant une relation de légitimité avec les autorités religieuses centralisées (le prêtre est généralement responsable du comité), le groupe des kourbandjii est une sorte d’association villageoise informelle dont les modes de formation et de fonctionnement ne sont pas basés sur l’institution mais sur l’appartenance locale et l’interconnaissance. L’organisation de ces groupes est à la fois codifiée et souple, cadrée et modulaire, puisqu’elle ne requiert pas l’approbation des villageois mais repose sur le volontariat en même temps qu’elle exige certaines compétences. Il s’agit d’associations de bonnes volontés, qui ont pour tâche d’assurer la viabilité économique du rituel en réunissant des moyens financiers, techniques et humains.

Cette distinction n’empêche pas que, dans certains cas, le comité d’organisation des kourbani se confond avec le nastoïatelstvo, dont les membres se chargent alors de déterminer le nombre des participants (cuisiniers et consommateurs), afin de réunir les fonds nécessaires à l’achat des animaux et, une fois le kourban réalisé, de calculer le prix de vente de la part de nourriture. Les tâches des kourbandjii, « personnes-ressources » davantage qu’acteurs institutionnels, sont financières, logistiques, et supposent de connaître les gens susceptibles de cuisiner le kourban, les éleveurs qui fourniront les animaux, la population qui s’associera par ses cotisations à cette manifestation, etc. Ils assument de ce fait un rôle de représentants informels de la société locale dans la vie rituelle, là où le comité ecclésial constitue davantage une représentation de la paroisse auprès des habitants.

Notes
242.

Il arrive que le comité s’occupe lui-même du kourban : c’était le cas dans le village de Madjaré (région de Samokov) en 1996 : Maria, la « femme de l’église », comme on me la désigne, réunit notamment le groupe des femmes qui s’occupent des légumes lors du kourban. Le comité ne récolte pas d’argent, mais achète une brebis et compte sur les dons privés : l’église avance donc la somme qui sera recouvrée grâce à la vente des parts de kourban. Selon elle, le prêtre reste le personnage-clé du comité : non seulement il le préside, mais il constitue un interlocuteur vis-à-vis des autorités religieuses de Sofia. Elle souhaiterait que les habitants s’impliquent plus dans l’organisation du kourban, qui est réalisé « pour le salut du village ».

243.

C’est probablement ce qui fait dire à S. Bochew que le kourban en question provient d’une « volonté extérieure » (tchujda volia) : en effet, on peut considérer que l’autorité du prêtre et du médecin investit le villageois, dans les deux sens du terme (il est désigné, et il intériorise une fonction qui lui est attribuée). On peut considérer que, dans ce cas précis, chacun contribue de son point de vue à un même objectif : restaurer la tradition. Pour tous, la tradition fait autorité, et vaut engagement mutuel. L’un (le prêtre ou le médecin) n’est pas plus libre que l’autre (le villageois) de s’y soustraire, et le blanc-seing que les uns donnent à l’autre consiste à le reconnaître de facto comme dépositaire de la tradition, au même titre qu’eux.