Mérak : le plaisir de donner de soi

Le bénévolat est le fait de gens qui ont du temps à consacrer au kourban, et qui le désirent : « pour travailler ici, il faut un désir [mérak] qui vient du cœur ». Le facteur religieux n’occupe pas forcément une place centrale dans cette prise d’initiative collective qui relève tout à la fois de la tradition et d’un mode de vie villageois. Le prêtre du village de Maritza (massif de Rila) estime qu’« il y a des gens dont le seul acte religieux est de venir au kourban », se gardant, à l’instar de beaucoup de prêtres en milieu rural, de porter un jugement dévalorisant sur le kourban et ses pratiquants. Une particularité de ces groupes assumant une partie de la vie rituelle de la communauté sans être pour autant investis d’un rôle religieux précis, est donc leur bénévolat, sur lequel insistent tous les protagonistes. Le fait de travailler bez pari (sans argent), po jélanié (par désir) entre pour une part essentielle dans la participation au kourban ainsi qu’aux diverses occasions rituelles qui ponctuent le rythme religieux local. Perçus comme un don de soi, le bénévolat et le dévouement prennent des formes multiples, reflétant à la fois les parcours individuels, la place de chacun dans la communauté, les valeurs auxquelles celle-ci souscrit à travers l’implication de ses membres, et les usages sociaux qui la traversent et la font exister rituellement.

L’espace-temps du rituel constitue un circuit dans lequel plusieurs flux circulent, dont certaines valeurs tenues pour primordiales à l’échelle du monde local : ainsi des notions mises en avant par les officiants pour qualifier leur implication rituelle, telles que mérak ou jélanié (désir, souhait), une forme de bonne volonté qui situe l’investissement rituel entre œuvre sociale et religieuse. L’interconnaissance à partir de laquelle les kourbandjii se réunissent « spontanément », témoigne en fait des positions respectives de chacun dans une unité de vie commune, à l’échelle du village ou du quartier (mahala).

Lorsque l’on interroge les organisateurs d’un kourban sur leurs motivations, on se rend compte que la constitution d’un comité de kourbandjii repose sur des liens interpersonnels autant que sur des compétences. La plupart des membres appartiennent à une même classe d’âge qui possède une mémoire commune et investit alors une communauté générationnelle dans sa pratique, trouvant dans la « tradition » l’expression d’un attachement à la transmission d’un soi collectif : « des retraités, qui furent camarades d’école, exerçant des métiers similaires, étant voisins ou ayant connu un parcours de vie analogue de déménagement en ville, ne font pas qu’échanger des souvenirs de compagnonnage [drugaruvaneto] (…), mais planifient des actions communes en faveur du bien-être [blagoustrojavaneto] du village » (Krâstanova et Bokova : 10). La ritualité est dans ce cas un mode de construction du local, autant que son expression.

Un kourban collectif se prépare sur plusieurs mois et représente un investissement financier (la collecte des fonds, parfois la rémunération d’un cuisinier embauché pour l’occasion), logistique (des tables, des chaises, des ustensiles : chaudrons, haches, couteaux...) autant qu’humain (l’équipe de la cuisine, le comité d’organisation) qui nécessite une planification, la mise en œuvre et la coordination de compétences variées. Les kourbandjii se disent souvent personnellement engagés dans leur rôle, qu’ils présentent comme une responsabilité individuelle et collective autant qu’un acte désintéressé, mêlant religiosité et implication locale.

Dans le village de Raduil, pour l’Ascension, parmi les trois égorgeurs, Iordan (67 ans en 1996) était le seul à faire un signe de croix juste avant d’officier. Il dit avoir appris à égorger lors d’un kourban de saint Elie, et se rappelle de sa joie lorsqu’on lui avait dit « c’est ton tour d’égorger ». Il revenait du service militaire et c’était « le jeune ». Pour lui, cela signifiait que l’on a reconnu sa foi autant que sa compétence. Il accorde une importance particulière aux kourbani de l’Ascension (Spasovden), de l’Assomption (Uspenie Bogoroditchno) et du « Voile de Marie » (Pokrovitelnitza), car son père a fait la bataille de Bulaïr, lors des guerres balkaniques, qui est considérée comme l’événement lors duquel on a promis ce kourban du 1er octobre à Raduil : « Marie a couvert les soldats avec son voile, et ils offrent depuis cette date ».

Iordan fait également un kourban personnel (litchen) à saint-Elie, pour son petit-fils : ainsi, son engagement de kourbandjija prend de multiples formes et puise dans une histoire personnelle localisée et circonstanciée, les motifs personnels et collectifs se superposant. Parmi la communauté des officiants, il n’est pas toujours possible de saisir la part de l’implication personnelle et de la responsabilité collective, de même que kourban privé et kourban public s’entremêlent dans un va-et-vient entre le temple et le foyer. Il n’est pas rare que les kourbandjii offrent eux-mêmes un animal pour le kourban du village, ou accomplissent le même jour le kourban à la maison et le kourban à l’église. Certains épisodes du rituel, tels que le partage des abats grillés ou le repas pris à l’écart avec le prêtre, avant ou après la distribution, indiquent des modalités particulières de la relation entre l’entre-soi rituel et l’espace public rituel.

Dans la répartition des rôles et des fonctions, le savoir-faire est un critère distinctif : de même que l’on recourt parfois, pour l’égorgement, à des « professionnels », les cuisiniers qui dirigent la préparation du kourban sont parfois des cuisiniers de métier, desquels on loue les services. De même que l’égorgeur, le cuisinier du kourban est un maïstor (maître), au sens professionnel et corporatif du mot : un spécialiste qui, d’expérience, sait faire ce que les autres ne savent pas faire et qui, à ce titre, investit d’abord une compétence, ensuite et éventuellement une croyance, dans sa pratique. Ivan, cuisinier de métier, et responsable de la préparation du kourban dans un village des environs de Samokov, explique qu’un bon chef doit « diriger l’équipe, choisir les membres et répartir les tâches : qui s’occupera des feux, qui des légumes, etc. ». Il intervient dans le choix des ingrédients, en qualité et en quantité, étant à même de se représenter le résultat culinaire souhaité.