Le prêtre et les kourbandjii : ritualités parallèles et convergentes

Il s’agit, entre savoir-faire et croyance rituelle, d’un savoir « faire-rituel », et en l’occurrence un « faire-sacrifice », formé d’un ensemble de dispositions physiques et mentales, de connaissances, de sensations, de comportements, de représentations. Il tient autant à des dispositions individuelles que collectives, investies dans un projet commun ; il n’est pas codifié par la norme ou la loi, mais inventé par l’usage et la pratique. Ce savoir-faire est autant un « travail du monde » où le rituel agit sur un environnement, qu’un « monde du travail » nécessitant des compétences situées : il suppose un contexte et une transmission et se trouve fortement associé aux conditions locales dans lesquelles il prend son sens.

Davantage que des motifs strictement religieux, c’est le sens du travail pour la communauté, le but collectif visé par le rituel, qui est important aux yeux des kourbandjii. Le sentiment d’œuvrer pour le groupe, pour la paroisse, pour le village, voire pour le patrimoine ou la tradition (Krâstanova et Bokova ; Bochew, 2002c : 5) sert parfois de raison suffisante. Il y a ainsi deux manières de s’inscrire dans le rituel : comme « croyant » (viarvacht) ou comme « pratiquant », au sens d’acteur technique et social du rituel, kourbandjija.

Le kourban permet une implication collective forte dans un religieux dont l’église ou le prêtre ne sont pas les seuls acteurs, et qui ne se résout pas à une pratique institutionnelle ou formelle. La distribution sociale des compétences rituelles n’y est pas centrée sur la personne du prêtre, le « religieux professionnel » du village, formé, payé et agissant dans le cadre d’une mission institutionnelle. Il arrive même que le religieux « global » et institutionnel et le religieux « local » et communautaire entrent en tension mutuelle, leurs territoires sémantiques et pratiques se faisant en quelque sorte concurrence. On oppose sa foi en tant que conviction personnelle, et sa compétence pratique, au religieux « légitime » représenté par le prêtre, ainsi que le révèle ce retraité, kourbandijija à Raduil : « moi, je suis très croyant, mais ce que je n’aime pas, c’est le pope ».

La gamme des attitudes à l’égard de la dimension liturgique est large : certains placent explicitement leurs actes sous des auspices religieux, en se signant et en attestant de leur foi, d’autres ne cacheront pas leur anticléricalisme, par sincérité ou provocation voire moquerie. Plus largement, la relation vis-à-vis du « sacré officiel » et de ce « fonctionnaire du culte » qu’est le prêtre peut osciller entre estime, reconnaissance mutuelle, indifférence ou désinvolture. Il arrive d’assister à des kourbani où rien, sauf à renvoyer à une prière toute intérieure, ne laisse penser que les officiants attachent au premier chef une importance religieuse à leurs actes. La sanction religieuse est l’affaire du prêtre, après tout : c’est sa partie. « Il s’occupe de la liturgie et de la bénédiction, nous nous occupons du kourban » : une division des tâches qui renvoie chacun à sa position dans l’ordonnancement collectif du rituel. Cela n’empêche pas les kourbandjii d’accorder de l’importance à la bénédiction du prêtre lors de la distribution, qui sanctionne leur travail et leur foi aux yeux du village réuni pour prendre le kourban.

A un partage des compétences rituelles se superpose un décalage dans les significations et les prééminences attribuées au rituel. La mise à mort révèle cette différence de statut et de fonction : les bouchers du kourban sont investis d’une mission technique et d’un rôle social qui n’est pas à la portée de tous, mais ne se résout pas à une conception purement sacramentelle de la fonction de sacrificateur. Leur rôle doit être saisi dans un « environnement » religieux qui comporte un espace-temps rituel, l’église et la fête patronale, des protagonistes variés comme le prêtre, les croyants et les habitants en général, mais aussi les saints avec lesquels les relations varient de l’indifférence à l’intimité spirituelle.

Comme nous l’avons vu, par contraste avec le nastoïatelstvo, les kourbandjii ne sont pas spécifiquement crédités d’un statut religieux : il n’y a pas d’investiture rituelle comparable à celle qui confère au prêtre son rôle liturgique, ou aux membres du nastoïatelstvo leur fonction paroissiale. Le flou institutionnel et liturgique ne signifie pas qu’un kolatch agit au hasard, mais que son implication individuelle dans le kourban s’inscrit dans la compétence, dans la participation à une tâche collective et dans la durée : avoir appris dans sa jeunesse, retrouver des amis de sa génération, consacrer du temps à la vie du village, etc.

L’équipe des kourbandjii emmenée par les maïstori, et les groupes de fidèles ou croyants (viarvachti) à la suite du pope (otetz), interviennent donc simultanément mais séparément dans la sphère qui leur revient, occupant des espaces et des temps contigus, accomplissant des procédures spécifiques et parallèles. Le fait que les kourbandjii travaillent généralement dans la cour de l’église sanctionne une unité de lieu avec le prêtre, qui a souvent, dans les villages, son domicile dans la même cour ; les rythmes rituel et liturgique se superposent également en une même unité de temps, le prêtre accomplissant la liturgie au moment où les opérations du kourban battent leur plein.

Cette proximité des fonctions rituelles fait que la distinction n’est pas toujours formelle au point de séparer nettement opérations sacrificielles et cultuelles : le va et vient des fidèles les relie en permanence. A preuve du caractère homogène que revêt, aux yeux des pratiquants, le rituel dans sa globalité, le kourban est fréquemment assimilé à la liturgie, ainsi qu’en atteste l’appellation slujba (service, au sens de service religieux) : « certains de ces “kourbans” qui revêtent un caractère plutôt privé ou familial, sont connus sous la désignation de “services” (sloujba). Les services et les kourbans familiaux ont toutefois un caractère presque entièrement religieux et rituel » (Vakarelski, 1936 : 518). Les bouchers assument ce que ne peut le prêtre, auquel il est interdit de sacrifier, à la différence du hodja musulman qui, comme ses correligionnaires, peut sacrifier s’il en a le désir, et le doit s’il en a les moyens.

Dans le kourban, le sang n’est véritablement palpé, manipulé, travaillé, que par les abatteurs, qui assurent le passage de la vie à la mort, et l’utilisent parfois à des fins rituelles, telles les onctions en forme de croix sur le front des enfants, censées leur garantir la santé. En dehors de toute prescription, le rôle du sacrificateur oscille entre des critères purement techniques (ne pas craindre ce genre de travail, en avoir l’expérience, avoir reçu un savoir, être un maïstor) et une fonction rituelle implicite, qui va de la conformation au cadre liturgique représenté par le prêtre, à l’endossement de responsabilités dans le processus de sanctification du kourban. Il arrive qu’au moment de la bénédiction du kourban, le chef de cuisine, à la fois boucher, cuisinier, porteur de chaudrons, chargé de superviser l’ensemble des préparatifs, démontrant par son empressement et son zèle qu’il en est la « pierre de voûte », devienne un adjoint informel du prêtre, par exemple en tenant l’encensoir ou en lui présentant au fur et à mesure les objets liturgiques. Lors de cette étape de la présentation du kourban au saint, à Dieu et à la communauté, les ritualités parallèles du prêtre et des kourbandjii se rejoignent et s’enchevêtrent. Le kourban crée temporairement un espace commun votif et festif.