2) Un « travail du monde » et un « monde du travail »

L’espace-temps rituel comme champ de compétences

Le mode de présentation de leur propre activité par les kourbandjii, les pratiquants du kourban, s’organise autour de ce que nous appelons le savoir « faire-rituel ». Le rituel est en effet pensé comme un travail, un ensemble de tâches qui produit un résultat, positionne chacun dans une organisation collective, et témoigne de l’environnement social et culturel dans lequel ce travail est rendu possible. En abordant le kourban comme un savoir-faire, il ne s’agit donc pas de le réduire à ses dimensions techniques mais de l’inscrire dans cet environnement, d’aborder le rituel à la fois comme un « monde du travail » et un « travail du monde ». Dans le rituel se déploient des « savoirs efficaces » (Chevallier, 1991), des compétences actualisées par leur mise en œuvre, tirant leur réalité des transformations concrètes qu’elles opèrent. Ces savoir-faire sont aussi des « savoir-vivre », au sens de la pratique de représentations, de valeurs, de liens, de lieux, conçus comme participant d’un ensemble cohérent et partagé.

C’est ce que nous désignons comme un « monde local » au sens propre : non pas un territoire balisé, nommé ou circonscrit, mais le locus dans lequel le rituel opère. Ce locus est ainsi composé de personnes, d’objets, d’animaux, de saints, de gestes, de paroles, d’actes... Le rituel opère une condensation du « monde local », par la relation aux saints et à leurs sanctuaires qui sont des symboles locaux et globaux aux « compétences » identifiées, mais aussi par les pratiques concrètes qui supposent des compétences techniques et sociales notamment dans sa gestion et sa préparation. Le kourban fait partie des pratiques qui mettent le croyant en lien avec le saint. Aux yeux de ses pratiquants, il représente d’ailleurs souvent une forme plus « directe » d’acte votif, dans laquelle ils sont directement impliqués. Il suppose des compétences rituelles qui ne sont pas celles du seul prêtre comme agent institutionnel du religieux, des compétences variées, qui renvoient au monde social local.

Dans le kourban, un travail de transformation est à l’œuvre. Au travers des transformations opérées sur un objet rendu commun aux officiants, aux destinataires et aux commensaux, l’offrande, se dessine une économie au sens large, comportant des biens tels que les animaux, les ingrédients, les sommes investies, et des produits tels que le repas rituel mais aussi d’autres produits (peaux, argent) réinvestis localement. Aménageant un cadre simultanément religieux et festif, le rituel consiste en différentes prestations et modes d’échange qui se manifestent dans la distribution, des dons sous de multiples formes, la commensalité. Il redessine ponctuellement le territoire local, autour des visites aux sanctuaires ou des interactions entre la maison et l’église.

Le rituel constitue un espace-temps de fiction collective du monde local. L’idée que le kourban révèle simultanément un « monde du travail » et un « travail du monde » rend nécessaire une interrogation sur la tension entre l’expression, voire la fiction d’un monde local, et les changements qui affectent la société dans son ensemble. Ce travail de « condensation » est rendu d’autant plus visible, notamment sous l’espèce de la tradition, que ce monde se diffracte et se morcelle en permanence dans les parcours et les mouvements individuels et collectifs : « c’est aussi le moment de se revoir, parce que sinon, qui reste ici ? ».

Comme on a pu parler de « communauté imaginée » (Anderson, 1983), le kourban relève en ce sens d’un imaginaire collectif découpé dans les dynamiques multiples du social : il constitue un espace-temps tampon entre les dynamiques centrifuges et les mouvements centripètes affectant le « monde local ». Le « faire-monde » prend son sens dans de tels contextes dynamiques, dans les processus de transition, de changement, de mutation ; il suppose une lecture à plusieurs échelles, qui problématise ses caractéristiques postulées, telles que la communauté, le local, le don ou l’échange. La procédure du kourban permet de pointer les opérations de transformation d’un vœu en rituel, d’une offrande animale en repas et en prière, travail qui se déroule dans un contexte social déterminé et prend forme dans une variété de conduites.

Le kourban est ainsi pensé comme un tout, et pas sous la seule dimension sacrificielle, restrictive, de la destruction d’une victime. La mise à mort n’épuise pas le sens du kourban, mais constitue une étape du rituel, l’un des jalons de la transformation de l’animal en offrande, victime puis nourriture : « la mise à mort de l’animal promis au saint, même quand elle revêt un aspect très solennel, n’apparaît que comme un simple prélude à la répartition de la nourriture carnée, qui seule, en dernière analyse, permet au fidèle de s’acquitter de sa dette envers le saint » (Georgoudi, 1979 : 304). L’habillage sacrificiel du kourban relève d’une pratique et d’un processus, un « faire sacrifice » ou un « savoir tuer » (Brisebarre, 1999 : 107) articulant une triple compétence sociale, religieuse et technique.