La chaîne du travail sacrificiel

Le kourban peut être conçu comme représentation rituelle d’un « monde local », un ensemble qui inclut l’économique, le domestique, le local, le social, le religieux. En cela, il renvoie à la notion de communauté rurale, conçue comme « une forme de vie sociale stable et distincte » (Chiva, 1992 : 157), et qui à ce titre est largement une construction, partant un « support idéologique idéal » (ibid., 159) : nous avons vu par ailleurs que le local est davantage une échelle elle-même en construction permanente qu’une catégorie positive. La coalescence du rituel à un « monde local » conçu comme homogène se remarque à plusieurs niveaux : on a soin de noter que dans le rituel, les disparités de classe sont gommées – ce qui ne veut pas dire annulées – par la logique de l’offrande collective, de la commensalité : « pauvres ou riches, le kourban est pour tout le monde ».

Par ailleurs, l’économie rituelle proprement dite relève de l’autoproduction, de l’autoredistribution de proximité et de l’autoconsommation ; en cela elle tranche avec les formes anonymisées mais aussi segmentées de l’économie globale, dans laquelle les biens de production et de consommation passent par des circuits qui échappent largement à la maîtrise locale. Le kourban, qui repose sur des dons collectifs, la mutualisation des moyens et des fins rituels, la consommation collective et la gestion locale, est un mode de cohésion et de maîtrise, dans l’espace-temps du rituel, du destin collectif local et de son économie.

Le rituel prend un sens particulier dans un contexte de pauvreté relative du quotidien et de difficulté d’exister dans une société où les écarts se creusent : fréquents sont les discours sur l’absence de moyens, la nécessité de la mobilité, le chômage, l’impossibilité de subvenir à ses propres besoins. Il opère la condensation et la cohérence du monde local autour d’un événement, la fête patronale, d’un lieu, la cour de l’église et d’une pratique : la transformation votive d’une offrande en repas commun. Plus encore, le rituel produit des valeurs culturelles communes que l’on oppose, sous l’espèce de la tradition comme fond intangible et préservé, au changement et à l’impermanence, à la dynamique du social.

Le rituel et la société entrent en tension dans une rhétorique du monde local qui voit la réinsertion des destins privés dans la coutume locale (Verdier, 1989), par exemple dans les figures des kourbandjii et des donateurs divers qui mettent leurs compétences et leurs moyens au service d’un bien commun. Il articule des valeurs centripètes du monde local, opposées à un contexte social présenté sous les catégories centrifuges de la pauvreté, de la dévitalisation, de l’exode et de la coupure du lien au terroir. Sous cet angle, il peut être appréhendé comme l’est le « travail à côté » (Weber, 1989) : une activité personnelle qui, à la différence du travail rémunéré, n’est pas seulement productive, mais dessine un espace de reconnaissance, voire de dignité, dans le cas du kourban un espace moral dans lequel on s’investit en vue d’un bien moral.