La foi comme polyvalence et multicompétence

Dans un kourban collectif, on se retrouve dans le cas où, si « l’abatteur ne peut pas ignorer que c’est bien lui qui tue l’animal », la mort n’est pas personnalisée : elle n’est « qu’une partie d’une activité globale qui métamorphose un animal en carcasse consommable » (Vialles, 1992 : 135). Il peut sembler déroutant que le sacrifice soit aussi proche de la simple technique de boucherie : il s’agit d’un moment délicat qui laisse une grande place au savoir-faire individuel, mais ne se présente pas comme l’acte-limite entre le profane et le sacré, et par extension l’acte dangereux que serait le sacrifice (Mauss, 1968). Son mode de déroulement implique différentes phases de « fabrication » du sacrifice, mais pas une opposition classique entre sacré et profane : entrée dans le domaine sacral, définition d’une sphère sacrée dans laquelle se trouvent tous les protagonistes, sortie du sacré. La mise à mort des animaux promis en kourban oscille entre application d’un modèle rituel assez homogène et variabilité des pratiques et représentations voire absence de prescription.

L’expression « faire sacrifice » vise à éviter l’écueil d’une définition positive du sacrifice, en ne limitant pas le sacrifice à la « pureté » gestuelle ou formelle mais en le restituant dans un processus : que la mise à mort dans le kourban soit peu encadrée sur le plan religieux est aussi l’indice de la mécanique sociale et rituelle qui l’entoure et la conditionne. Le « faire sacrifice » ne se résout pas à un modèle préétabli et légitimant, mais relève d’un savoir et de pratiques, d’une mise en œuvre progressive : caractérisation de l’événement, dynamique de la promesse, prise en charge collective du projet sacrificiel. Si sacrum facere il y a, ce « faire sacré » n’implique pas une distinction nette entre sacré et profane, mais un travail de production du sacrificiel. On serait presque tenté de penser que ce sacrifice n’en est pas vraiment un, tant les modèles théoriques sont contrebalancés par la pratique.

Une enquêtrice confiait son désarroi devant l’imprécision des critères de qualification du sacrifice : « la réponse qui m’était donnée dans tous les entretiens reposait sur un cliché : “le couteau, me répondait-on à chaque fois, était tenu par le plus habile de la bande : père, frère ou cousin, l’égorgeur était le plus habile”. Même si les femmes savaient à chaque fois qui était l’égorgeur, elles ne donnaient son nom qu’accessoirement, après avoir mentionné “l’habileté”. Comme si les hommes étaient, à ce moment précis, dépouillés de leur identité et de leur place dans le réseau de parenté, pour plonger dans l’anonymat que la compétence technique leur accorde. Ainsi, c’est “le plus habile” de chaque bande qui égorge dans plusieurs maisons » (Melissinou, 2004 : 355). Elle élabore alors une interprétation visant à rendre compte de cette lacune explicative en termes d’évitement du danger que constitue la mise à mort : « c’est comme si le tueur (…) préservait ainsi son innocence à travers l’anonymat » (Melissinou, 2004 : 355).

Cet exemple illustre la difficulté de saisir l’acte technique comme représentation, non pas d’un modèle symbolique établi, mais d’un monde complexe et mouvant, un monde élargi dans lequel le rituel constitue la mise en pratique de ses compétences et de sa personnalité. Dans le kourban, ce n’est pas l’anonymat ni l’évitement du danger qui importent, mais la mise en perspective du rituel comme coparticipation à un même monde. Si le kolatch met en avance sa compétence technique, ce n’est pas aux fins de dissoudre son acte dans la procédure, mais d’assumer, souvent avec fierté, les qualités qu’il met en œuvre dans le rituel. Ainsi, la dimension du savoir-faire rituel permet d’aborder le rituel sous l’angle de sa production sociale locale.