Savoir tout faire

Alexandâr, le kourbandjija de l’église sveti Nikolaï d’Asénovgrad, se décrit comme un penkiler, terme turc qui signifie « panacée », remède miracle, mais qui comporte ici une autre acception : un « homme à tout faire », un homme complet et habile, capable de s’adapter et de déployer des compétences multiples en fonction des circonstances. Un penkiler fait lui-même sa maison, sa rakija, de la mécanique, un kourban, bref toutes les tâches qui permettent de vivre au quotidien. À la qualification du monde local correspond une conception de l’individu capable d’autonomie dans ce monde. Alexandâr habite dans une petite dépendance de l’église : une chambre de plain-pied sur la cour. Lui-même décrit l’église comme une « maison » (dom), dans laquelle chacun a son rôle.

Il n’est pas rare de trouver ainsi des hommes ou des femmes d’église, au sens pratique, qui passent la majeure partie de leur temps, voire vivent sur les lieux. Dans le cas d’Alexandâr, âgé de 49 ans (en 2005), plusieurs ruptures dans sa vie personnelle semblent l’avoir mené à cette vie chiche et dévouée : des ruptures (alcoolisme, divorce, chômage) qu’il évoque sans peine, car elles participent de sa conception d’une vie reconstruite et assainie au sein d’un monde local matérialisé par l’église. Sa fonction de kourbandjija constitue une compétence rituelle qui le situe dans ce monde local : s’il insiste sur la manière de faire le kourban, c’est parce qu’il s’agit de sa fonction propre, qu’il distingue de celle des autres protagonistes de la vie religieuse locale.

Pour preuve de l’organisation du mode de cuisine, les recettes sont consignées sur une fiche dactylographiée qui mentionne les ingrédients et les quantités requises pour chaque kourban : fassoul kourban (kourban de haricot, pour le carême), pilechko (au poulet), agnechko (agneau), ribena soupa (soupe de poissons), hardalo (à base de veau), pilechka soupa (soupe de poulet), giovetch (ragoût avec des pommes de terre). On sait ainsi comment préparer chaque offrande. Cette distinction en recettes se double de jugements sur la forme du kourban : ainsi le kourban haïduchki, dépouillé de tout artifice, et qui met en avant la relation de l’homme à l’offrande (l’agneau), se voit crédité d’une simplicité et d’une pureté qui le distingue de la tchorba. Cette dernière, qui comprend des légumes et des aromates, est déjà une élaboration qui masque en partie la pureté de l’offrande : « c’est une soupe, ce n’est pas un kourban », comme si en se rapprochant de la cuisine, on s’éloignait du sacrifice.

Le kourban, et le travail des kourbandjii, semble osciller entre ces deux modes d’élaboration que sont le sacrifice et la cuisine, l’un et l’autre aussi complémentaires et indissociables que distincts. La « cuisine du sacrifice » (Détienne et Vernant, 1979) pose le problème de la transformation du vif en nutritif via le votif, sur lequel nous reviendrons plus tard : le kourbandjija, acteur de cette transformation, occupe à ce titre une position d’intermédiaire, entre l’animal et le repas, l’offrande et la commensalité. Cet extrait d’entretien suggère par d’autres aspects cette position particulière du kourbandjija au sein de l’église et de la communauté locale. Hébergé par le prêtre dans une des dépendances de l’église, Alexandâr se dit néanmoins bénévole au sens plein du terme : son activité ne lui procure ni revenu, ni statut. De plus, elle ne se résume pas à la seule réalisation du kourban, mais comprend des travaux divers : réfection des parties communes de l’église, entretien des bâtiments, voire gardiennage et accueil.

Le
Le kourbandjija sur son lieu de travail. Alexandâr, église Sveti Nikolaï (Asénovgrad)
« Il n’y a pas meilleure nourriture »
« Il n’y a pas meilleure nourriture »
Dans un cahier, Alexandâr note les promesses de
Dans un cahier, Alexandâr note les promesses de kourban Liste de sept recettes de kourban

Bien qu’elle ne soit pas explicitement reconnue comme telle, on peut néanmoins estimer qu’il s’agit d’une pratique religieuse au sens propre et au sens large : une implication dans le religieux comme activité quotidienne, locale, régulière. Elle est d’ailleurs renvoyée à une relation personnalisée avec le saint de l’église, Sveti Nikolaï en l’occurrence : tout ce qui se fait dans sa « maison » se fait sous son patronage et en son nom. Cette pratique, que l’on a décrit comme un savoir « faire le rituel », est tout à la fois complémentaire et distincte de celle du prêtre, qui concerne l’activité liturgique proprement dite. Il est ainsi révélateur qu’Alexandâr estime ne pas devoir prier ou se signer lors du kourban : c’est le travail du prêtre. La pratique du kourban est ainsi envisagée comme un travail [rabota], ce qui suppose un mode d’organisation basé sur des compétences, et une partition des tâches : tout comme un prêtre ne sacrificie pas car ce n’est pas son rôle, il serait impropre qu’un kourbandjija effectue la bénédiction à la place du prêtre.

Comme l’indique cette coexistence entre clergé et kourbandjii, la distinction n’est pas tant dogmatique que sociale : chacun participe avec son statut et ses compétences à la vie religieuse. La métaphore de la maison (doma) revient régulièrement : l’église est une maison dans laquelle on vit, que l’on habite, où l’on mange et boit, avec ses tâches domestiques et son maître de maison : le saint. Tout comme une maison, elle suppose une gestion matérielle et financière. Dans l’église-maison se croisent les demandes votives les plus personnelles et les comportements rituels les plus basiques ; elle fait simultanément l’objet d’une appropriation privée et d’une expérience collective. Le kourban est à ce titre perçu comme une fête, un événement qui permet l’accueil des croyants autour d’un repas rituel : autant qu’une « prière en mangeant », il constitue une forme de socialisation des pratiques votives.