Compétence et moralité : une socialité locale

Le kourban se formule ainsi en termes de compétence rituelle et religieuse. Les kourbandjii prennent part au religieux par le biais d’une activité communautaire locale, dans le village ou le quartier et auprès des connaissances locales, voisins, parents, amis. Le kourban consiste en une expression rituelle du voisinage au sens large, un mode d’expression du sens de la collectivité qui peut se manifester aussi dans la participation collective aux tâches agricoles saisonnières ou l’entraide lors de la construction d’une maison. Il n’est pas étonnant que la moyenne d’âge des kourbandjii soit en général assez élevée, aux alentours de 50 ans et au-delà : les retraités (pensionari) ne bénéficient pas uniquement du privilège de l’âge, ils s’investissent davantage dans la vie locale. A l’Ascension dans le village de Raduil en 1996, je comptais une dizaine d’hommes, dont un seul n’était pas retraité, et quatre ou cinq femmes ; à Govedartzi pour saint Georges, une seule femme, Maria, faisait partie de l’équipe, composée d’une quinzaine de membres ; c’est d’ailleurs cette dynamique retraitée qui supervisait la cuisine.

L’organisation du kourban de Petrovden (29 juin) dans le village de Petkovo (région de Smoljan, dans les Rhodopes) coïncide avec le regroupement saisonnier des hommes issus du village pour le fauchage des prés (Bokova et Krâstanova) : le fait que les mêmes hommes prennent une part active à l’organisation du kourban rend indistincte la limite entre les deux types de travail collectif, participant d’une même « socialité » (pp. 7-8). On pense au voisinage (sâsedstvoto) et aux relations qui unissent les voisins (sâsedi, komchii), marquées par une forte réciprocité. Kourbandjija et nastoïatelstvo ne sont pas exclusifs l’un de l’autre, tant en ce qui concerne les motifs de l’engagement que la position sociale qu’ils engendrent ou soulignent, mais il est révélateur que ces modes d’implication différenciés du nastoïatelstvo et des kourbandjii traduisent des rapports différenciés à l’institution ecclésiale elle-même, le premier étant un véritable comité paraclérical, le second un groupe villageois basé sur des logiques informelles.

Dans l’esprit des kourbandjii comme de tous les participants, le kourban doit être une manifestation spontanée alliant le sens de la collectivité à la ferveur religieuse : la dimension festive accomplit cet amalgame. Dans ces groupes, l’activité est soutenue mais gaie, entre le travail et les moments de détente où l’on discute, plaisante, mange et boit. À l’instar du « travail à côté » (Weber, 1989) qui relève d’un plaisir actif, l’implication dans le kourban constitue un mode d’investissement personnel et volontaire distinct d’une activité professionnelle : cette « prière en mangeant » est aussi une « prière en travaillant ». Ce faire ensemble n’est pas seulement un travail en vue d’un résultat, mais en lui-même un acte de communion, d’équité et de partage. Cotisation, dons, cuisine, distribution : tout le monde peut participer à un niveau ou un autre au kourban. Le choix des cuisiniers et des membres de l’équipe de cuisine oscille entre l’association spontanée de bonnes volontés et la contractualité entre la communauté qui réalise le kourban et des « professionnels ».

Les kourbandjii sont donc des villageois acteurs de la festivité religieuse. Il est d’autant moins possible d’en dresser un portrait exhaustif que le plus souvent leur implication ne se limite pas aux kourbani : ils peuvent participer par ailleurs à d’autres activités de la vie paroissiale (travaux d’entretien, chorale...) ou faire partie du comité ecclésial ; leurs motivations sont variées, de ceux qui, pour une raison ou une autre, ont du temps (retraités, chômeurs, adolescents en vacances...) à ceux qui, portant le nom du saint célébré ou ayant une promesse privée envers lui, se sentent personnellement liés à ce saint 244 , en passant par ceux qui participent par amitié ou relation de parenté avec d’autres kourbandjii. Des noyaux durs de kourbandjii se chargent à chaque fois du travail, et tendent à s’impliquer ailleurs : on retrouve les mêmes visages derrière les tables de découpe et derrière les stands de cierges vendus à l’église. Ces groupes fonctionnent ainsi comme réseaux affinitaires, comportant un noyau dur autour duquel il y a un « turn-over » de gens qui arrivent ou repartent en cours de route, qui rendent visite aux cuisiniers et donnent un coup de main, etc.

Les préparatifs du kourban incluent aussi les travaux de viabilisation du lieu du rituel. A Govedartzi (région de Samokov), les kourbandjii présents à la saint-Georges (6 mai 1996 ; observations réalisées en avril/mai 1996) ont aussi participé à la rénovation du monastère éponyme, entreprise en 1987. Le membre le plus actif de cette assemblée informelle tient à ne pas confondre son action avec celle du nastoïatelstvo, qui gère l’ensemble des affaires de la paroisse et dont les membres, élus par le village, doivent être acceptés par le synode (il critique au passage l’attitude du pope, « qui se vante de tout faire »). Le fait que ce retraité se prénomme Gueorgui n’est pas étranger à l’ardeur qu’il met à la tâche : « au travail, au travail, disait Lénine, puis il s’est couché à l’ombre », lâche-t-il entre deux va-et-vient, une planche sur l’épaule, un seau de peinture à la main, quatre clous dans la bouche et un marteau dans la poche.

Une semaine avant le kourban de Guerguiovden, lui et les autres bénévoles ont beaucoup de pain sur la planche : repeindre le monastère, réparer la dalle de la fontaine d’eau sacrée (sveta voda), monter l’auvent sous lequel l’équipe de cuisine officiera et l’enclos qui accueillera les agneaux, réaménager les alentours, notamment le chemin qui mène au monastère, etc. « Saint Georges, c’est une fois dans l’année : tout doit être parfait », dit-il. La plupart d’entre eux prennent sur leur temps de travail pour venir aider ; d’autres sont des chômeurs (bezrabotnitzi – sans emploi). L’un des anciens du comité s’occupe aussi de l’église, en vendant les cierges, nettoyant la cire ou récoltant l’argent laissé sur les icônes. Gueorgui, qui dit vouloir « être connu comme quelqu’un de bien », travaille avec un dévouement quasi-obsessionnel. L’exercice bénévole et inconditionnel de la compétence dans le cadre rituel est étroitement associé à une démonstration en actes d’une forme de moralité, qui suppose la mise à disposition de soi pour la communauté. Au faire ensemble et à la construction collective du rituel comme forme d’entraide en vue d’un bien commun, s’agrègent des démarches individuelles en termes de dignité ou de moralité, qui font du kourban une activité valorisante aux yeux de ses protagonistes.

Le rituel est là encore un espace-temps tampon, entre les contraintes de la vie sociale et les parcours individuels : tout comme on donne un kourban lorsque l’on a connu une bonne fortune, il s’agit de restituer à la communauté, en l’occurrence la paroisse, une partie de la force de travail que l’on investit d’ordinaire dans ses affaires personnelles. En un contexte d’incertitude et de difficultés existentielles parfois quotidiennes, le kourban est invariablement décrit comme un moment nécessaire de solidarité. Il se présente fréquemment comme l’expression d’un « nous » particulier, revendiqué avec fierté : « nous, les Bulgares, sommes comme ça : nous avons peu, mais nous donnons tout ce que nous avons » ou bien « dans une maison bulgare, tu n’auras jamais faim : tout ce que nous avons, nous le mettons sur la table ». Les notions de don, de charité, de générosité, d’hospitalité ou de solidarité mises en avant dans la ritualité religieuse sont le résultat d’une construction d’un sens collectif de la communauté locale : davantage qu’un acte en soi, le don est conçu comme une modalité de régulation des dysfonctionnements que l’on perçoit dans un monde social éclaté, âpre voire injuste. Il relève de valeurs que l’on oppose et que l’on cherche à soustraire à l’incertitude et à l’impermanence.

Notes
244.

A Raduil (région de Samokov) pour l’Ascension, l’un des officiants, prénommé Spas, réalise également un kourban privé à l’Ascension, pour ses petits-fils. Il y a sept ans, l’un des enfants, âgé d’un an, et sa mère enceinte du deuxième ont été impliqués, aux alentours de cette date, dans un accident. L’agneau privé a été égorgé et cuisiné la veille, et sera mangé ce soir après le retour des enfants de l’école.