3) Une tradition peu présentable ?

Le monde local à l’épreuve des catégories culturelles

Si le kourban est un mode d’investissement présenté comme valorisant par les kourbandjii, certaines catégories de la population, notamment les personnes ayant fait des études ou résidant en ville, portent un jugement dépréciatif sur une pratique « païenne, archaïque, villageoise ». De nombreux kourbandjii observent que la ritualité est peu investie par les plus jeunes, et déplorent un désintérêt pour la tradition. De fait, beaucoup de jeunes gens originaires d’un village sont amenés à suivre leurs études et trouver du travail en ville ou à l’étranger ; ils rompent une bonne partie de l’année avec le rythme de vie et les différentes classes d’âge du village. S’il n’est pas rare qu’un kourban soit l’occasion pour eux de revenir au village, ou que leur famille profite de ce retour pour faire un kourban, ils ne baignent pas dans l’atmosphère rituelle locale et participent rarement à son organisation. Ils en sont davantage des participants passifs lors de la distribution, voire se contentent du repas pris à la maison.

Ils peuvent le cas échéant tenir un discours extérieur sur le rituel, qui marquera la distance prise au lieu d’origine, éventuellement par des jugements dépréciatifs, avec la reprise de stigmates supposés de la vie rurale traditionnelle, de la superstition à la rugosité. Le mode de mise à mort du kourban est parfois jugé choquant ; le type de croyance qu’on lui associe est mal identifié, ni tout à fait chrétien, ni complètement païen, etc. Il ne fait pas partie des éléments de la tradition que l’on va chercher à valoriser aux yeux d’un étranger ; au contraire, le flou qui l’entoure, en raison de la mixité des influences supposées du rituel, le rend assez peu présentable et représentable. Il est fréquent que le rituel soit renvoyé à une origine païenne bien commode pour assimiler le rituel à une fixité, voire une arriération culturelle, et pour faire le départ des bonnes et mauvaises conduites religieuses 245 .

Tout ceci indique que le kourban ne constitue en tout cas pas un rituel neutre ou « universel » au sens d’institué ou officiel : bien que fréquent et répandu, il est particularisé et particularisant, il constitue un trait, voire un signe de religion populaire, de pratique populaire (narodni obitchaï). Le rituel est porteur, ou chargé, de valeurs sociales et culturelles qui le définissent de l’intérieur, en fonction de ce que ses pratiquants disent de ce qu’ils font, mais aussi de l’extérieur, selon le discours tenu non seulement par les observateurs et les participants « passifs », mais par de multiples franges de la population qui le situent différemment sur leur propre échelle de valeurs sociales et culturelles.

Notes
245.

Ainsi d’une journaliste de Plovdiv qui me questionnant sur mon sujet de thèse, s’étonnait que je puisse confondre ces pratiques « païennes » (ezitcheski) avec l’orthodoxie !